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Roland Poupin, pasteur de l’Église Protestante Unie de France.
Méditations théologiques et philosophiques...
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Page précédente / Page suivante IndexPar rolpoup :: dimanche 26 février 2012 à 12:14 :: Général
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C’est là à mon sens un des fondements de la tentation d’exercer une mainmise sur l’autre : faire en sorte que l’autre réel se rapproche au mieux de l’autre de mon rêve, quitte à en disparaître comme être réel… * Nous voilà entre d’un côté l’invraisemblance de ne pas vivre ensemble, de ne pas vivre avec un être touchant la perfection, mais irréel ; et de l’autre l’impossibilité de vivre avec un être que le quotidien va dévoiler comme lui-même plus que comme l’idéal que j’y ai entrevu. C’est là un glissement possible dans toute relation humaine et plus encore, avec toute son acuité, concernant l’amour et le couple — où entre les deux pôles du rêve d’idéal d’un côté et de la réalité de l’autre, le pacte matrimonial apparaît au fond comme un compromis envisageable ; ne faut-il pas, même, oser dire le seul ?!… Ce qui pourra certes sembler bien trivial : c’est tout le quiproquo de nombre de mariages contemporains dits « romantiques » : tentation de fixer une idéalité de l’autre, idéalité qui déjà s’échappe… Car l'amour, autrement, dans sa première acception, en tout cas contemporaine, navigue dans d’autres eaux, autrement exaltantes !… qui risquent d’ailleurs de dériver vers quelque vague sentimentalisme… En des termes comme : « j'aime par ce que je le sens. C'est comme ça. » Et puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent jusqu’à ce qu’on ne le sente plus. Cela ne fonde pas une union dans la durée. La passion, en fait, n’a que faire de la trivialité qui envisagerait la durée ! * Où, au-delà de nos exaltations réputées érotiques (d’après le mot grec pour désir), se trouve non pas tant la joie de la rencontre concrète, et de l’accouplement, mais celle qui le précède, la joie du désir, ou le joy pour le dire comme les troubadours… Joie parfois assez éloignée de son affaissement dans le biologique fonctionnel, ou autres fins spasmodiques. C’est qu’au-delà, et au cœur de la réalité incontournable de la dimension pulsionnelle de l’amour, se cache une nostalgie, que l’on aurait pu voir transparaître en filigrane dans le tragique de la pulsion qui plus sûrement encore que la trivialité du quotidien, s’échoue aux signes de souffrance et de vieillissement des corps, ces signes que le temps fait ressortir avec cette cruauté que masquent mal, malgré leur tendresse, les surnoms intimes ; que masquent plus mal encore les professions de foi supposées galantes autour de l’idée généreuse concernant la beauté du mûrissement (malgré l’autre tendresse, réputée désabusée, des hommes mûrs des romans de Kundera — cf. François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 2003). Comme si les mûrissants et ceux qui croient les flatter — parfois avec succès, remarquez ! —; comme si, pourtant, ils ne savaient pas, au fond, que mûrir, c’est pourrir un peu. Or ici, précisément, si l’on ne se voile pas la face, apparaît en contraste une figure de la nostalgie… Que l’on peut illustrer à travers quelques mythes : Tristan et Iseult, Mâjnun et Layla, etc. Le mythe de Mâjnun et Layla est l’archétype arabe antéislamique de nombre de développements sur l’amour, tant orientaux qu’occidentaux. Mâjnun mourant d’amour pour Leyla, d’un amour non consommé. C’est l’exaltation ultime de l’amour tel que, selon la légende, le vivait, et le mourait, la tribu des Banû ‘Odhra — les « virginalistes » — qu’ont chantée les mystiques de l’islam ; tribu où « on mourait quand on aimait » (cf. Cf. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard [1964], coll. Folio, 1986, p. 279 sq.). * À ce sujet, considérons par exemple la lecture soufie (en mystique musulmane) d’un thème issu de la Bible, telle que relue par la tradition talmudique et par la tradition juive apocryphe, telles qu’héritées dans le Coran. Il s’agit des tiraillements — disons — amoureux, de celle qui est dans la Bible Mme Putiphar, à l’égard de l’Hébreu Joseph. La Bible ne la nomme pas. La mystique arabe l’appelle Zoleïkhâ. Dans la Bible, cette dame, épouse du maître de Joseph devenu esclave, se met à le désirer, au point que pour ne pas succomber à ses avances, Joseph est contraint d’abandonner sa chemise entre les mains de la dame brûlant de désir. Joseph entend en effet rester loyal à l’égard de son maître. Je lis le texte de la Genèse — ch. 39, v. 1- 20 (TOB) : 1 Joseph étant descendu en Egypte, Potiphar, eunuque du Pharaon, le grand sommelier, un Egyptien, l'acquit des mains des Ismaélites qui l'y avaient amené. 2 Le Seigneur fut avec Joseph qui s'avéra un homme efficace. Il fut à demeure chez son maître l'Egyptien. 3 Celui-ci vit que le Seigneur était avec lui et qu'il faisait réussir entre ses mains tout ce qu'il entreprenait. 4 Joseph trouva grâce aux yeux de son maître qui l'attacha à son service. Il le prit pour majordome et lui mit tous ses biens entre les mains. 5 Or, dès qu'il l'eut préposé à sa maison et à tous ses biens, le Seigneur bénit la maison de l'Egyptien à cause de Joseph ; la bénédiction du Seigneur s'étendit à tous ses biens, dans sa maison comme dans ses champs. 6 Il laissa alors tous ses biens entre les mains de Joseph et, l'ayant près de lui, il ne s'occupait plus de rien sinon de la nourriture qu'il mangeait. Or Joseph était beau à voir et à regarder 7 et, après ces événements, la femme de son maître leva les yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi. » 8 Mais il refusa et dit à la femme de son maître : « Voici que mon maître m'a près de lui et ne s'occupe plus de rien dans la maison. Il a remis tous ses biens entre mes mains. 9 Dans cette maison même, il ne m'est pas supérieur et ne m'a privé de rien sinon de toi qui es sa femme. Comment pourrais-je commettre un si grand mal et pécher contre Dieu ? » 10 Chaque jour, elle parlait à Joseph de se coucher à côté d'elle et de s'unir à elle, mais il ne l'écoutait pas. 11 Or, le jour où il vint à la maison pour remplir son office sans qu'il s'y trouve aucun domestique, 12 elle le saisit par son vêtement en disant : « Couche avec moi ! » Il lui laissa son vêtement dans la main, prit la fuite et sortit de la maison. 13 Quand elle vit entre ses mains le vêtement qu'il lui avait laissé en s'enfuyant au-dehors, 14 elle appela ses domestiques et leur dit : « Ça ! On nous a amené un Hébreu pour s'amuser de nous ! Il est venu à moi pour coucher avec moi et j'ai appelé à grands cris. 15 Alors, dès qu'il m'a entendue élever la voix et appeler, il a laissé son vêtement à côté de moi, s'est enfui et est sorti de la maison. » 16 Elle déposa le vêtement de Joseph à côté d'elle jusqu'à ce que son mari revienne chez lui. 17 Elle lui tint le même langage en disant : « Il est venu à moi pour s'amuser de moi, cet esclave hébreu que tu nous as amené. 18 Dès que j'ai élevé la voix et appelé, il a laissé son vêtement à côté de moi et s'est enfui au-dehors. » 19 Quand le maître entendit ce que lui disait sa femme — « Voilà de quelle manière ton esclave a agi envers moi » —, il s'enflamma de colère. 20 Il fit saisir Joseph pour le mettre en forteresse, lieu de détention pour les prisonniers du roi. L’épisode, dans un premier temps, ne vise en gros qu’à souligner que c’est malgré sa loyauté que Joseph se retrouvera emprisonné suite à la colère d’un maître ne considérant que la preuve que lui apporte sa femme, désormais animée d’un désir de vengeance envers l’esclave qui l’a éconduite, et qui ne correspond manifestement pas à celui de son rêve érotique. Preuve irréfutable donné à son mari du désir qu’elle a projeté et a attribué à Joseph : il a oublié sa chemise… * Très tôt le thème a retenu les développements de toute une tradition concernant le désir de la dame. Ce donc, dès les commentaires juifs. C’est cela que reprend l’islam, et notamment les courants qui ont développé la mystique amoureuse et la réflexion sur la mystique amoureuse. * Un connaisseur du soufisme, Christian Jambet, explique un roman que développe en persan à partir du thème de Yusûf et Zoleikhâ le mystique Abd Ar-Rahmân Jâmî au XVème siècle (cf. (Christian Jambet, Le caché et l’apparent, Paris, L’Herne, 2003, p. 101-122). Zoleikhâ bénéficie des faveurs d’un homme brillant, le Putiphar de la Bible, qui peut même lui payer le luxe de l’achat d’esclaves, dont le bel adolescent Joseph — Yusûf dans le monde arabe. Esclave, Yusûf ne brille pas par son statut, contrairement au mari de Zoleikhâ ! Zoleikhâ veut autre chose : de meilleurs gènes pressentis peut-être, un désir de nouveauté, voire de vigueur, admettons, en alternative à un mari chez qui l’âge et la lassitude rendent « la sauterelle pesante et la câpre laborieuse » (pour le dire dans les termes de l’Ecclésiaste — ch. 11) — écho de la Bible présentant Putiphar comme un eunuque (Gn 39, v. 1) ?… On sait que ce que demande Zoleikhâ à Yusûf correspond à un service qui était parfois demandé aux esclaves ; et que Joseph, dans la Bible, refuse par loyauté, mais aussi, ne se sentant pas esclave, par un sens aigu de sa dignité — conviction récurrente dans le cycle biblique le concernant. Mais rien de tout cela dans le mythe musulman que développe Abd Ar-Rahmân Jâmî. Ici c’est en songe que Yusûf est apparu à Zoleikhâ, bien avant qu’il ne soit vendu comme esclave par ses frères. C’est en songe qu’il se présente alors à elle comme Premier ministre, ce qu’il deviendra, selon la Bible, mais bien plus tard. C’est sur la base de cette confusion onirique que Zoleikhâ épouse son mari Putiphar, alors effectivement Premier ministre. On reconnaît dans ces confusions oniriques, une thématique proche de celle de Tristan et Iseult. Où l’on retrouve le désir d’un autre rêvé, ne correspondant évidemment pas à l’être réel. Comme pour les amants celtiques Tristan et Iseult, l’amour pour le beau jeune homme, Yusûf, a un fondement dans l’éternité que sa beauté signifie avant qu’elle ne soit enfouie dans — j’allais dire — le lieu corporel qu’illustre sa descente dans la fameuse fosse où le déposent ses frères et qui annonce ses enfouissements ultérieurs dans l’esclavage et la prison. C’est ce signe d’éternité préalable qu’a perçu Zoleikhâ : un signe d’éternité pointé par la beauté. Et sachant que le Premier ministre qu’elle a épousé n’est pas le bel adolescent de son rêve prophétique, elle commence à dépérir : « sa beauté se fane, son âme tombe dans le désespoir, elle maigrit, sa taille est près de se briser », écrit Christian Jambet (p. 105). Bref, elle vieillit. Où l’on perçoit bien, ici, l’insuffisance de la lecture triviale qui lui ferait préférer le jeune Yusûf à un mari vieillissant. C’est sa beauté à elle qui s’estompe, pour une raison qu’ignore évidemment son raisonnable de mari (qui n’a donc, lui, aucune raison de perdre sa santé) ; sa beauté s’estompe parce qu’elle a perdu la source de cette beauté telle qu’elle en a eu la vision en songe : Yusûf comme fontaine de jouvence, et signe de Dieu. Voilà qui nous transporte vers d’autres interprétations possibles du pouvoir de fascination des jeunes naïades et autres éphèbes publicitaires et télévisés. Fascination comme fruit d’une nostalgie d’une Beauté idéelle demeurée au ciel des Idées et perdue aux corps des naïades et des Joseph qui déjà donnent les signes du flétrissement annonciateur des maisons de retraite. Le beau fruit en plein mûrissement… Destin d’un fruit : il mûrit, pourrit et tombe. * « Zoleikhâ retrouve sa beauté, sa jeunesse, sa joie de vivre, au moment précis où elle pense succomber à la mort », nous dit Christian Jambet (p. 105), qui poursuit : « En l’union extatique, elle s’identifie à Joseph […]. On ne sait plus qui est Joseph, qui est Zoleikhâ, comme si c’était Joseph qui se sauvait lui-même dans l’épreuve de Zoleikhâ, et dans l’identité d’amour de l’amante et de l’aimé ». Où l’on rejoint le soufi andalou du XIIème siècle, Ibn ‘Arabi de Murcie (1165-1240), musulman espagnol qui dans la lignée des fidèles d’Amour proclame qu’ « avant que le monde soit, Dieu est l’Amour, l’Amant et l’Aimé. » Mais qui a saisi ce dévoilement, dont la beauté de la jeunesse est le signe, ne s’arrêtera pas au fruit mûrissant, pourrissant déjà, qui en a recueilli les traces. La résurrection de Zoleikhâ n’est évidemment pas sans le dépouillement de ses oripeaux corporels. La nostalgie de la splendeur perdue dont Joseph donnait le signe et dont le temps de l’oubli avait trempé ses oripeaux alors nouveaux, illustrés par sa chemise abandonnée, a vu cette chemise dégoûter lentement de la Beauté qui l’imprégnait antan, la constituait. Pour qui s’attache à la chemise, les lendemains déchantent, déchanteront toujours, accompagnant l’amer désir de capturer l’autre, de lui imposer mainmise. * Sous peine de n’être que larmes, la nostalgie devient alors signe. Aussi la nostalgie en question ne renvoie pas à un temps jadis de fraîcheur des chairs juvéniles, mais à un outre-temps, en constante déperdition en ce temps-ci. Dans les interstices du flétrissement promis vers lequel nous sommes plongés dès la précipitation de la naissance, prend place ce discernement qui renaît du regard d’amour — à même de concevoir le paradoxe du pacte du quotidien ! Qui reconnaît à l’autre qu’il est autre, qu’il est libre de l’être, jusqu’en son quotidien le plus trivial et fatigué. Texte complet et suite : ici. R.P.
Thomas d’Aquin et les protestants La perception protestante de Thomas d'Aquin est en général plutôt ambivalente. Les plus férus d'histoire n'ignorent pas qu'avant d'être décrétée clef de voûte théologique de l'édifice catholique romain du XIXe siècle, époque où le Vatican ne brillait pas par son œcuménisme, la pensée de Thomas d'Aquin avait été mise à contribution dès le XVIe siècle contre la Réforme. Le cardinal dominicain Cajétan opposait alors sa philosophie thomiste à Martin Luther. Mais on sait aussi chez les protestants qu'avant même la Réforme du XVIe siècle, Thomas d'Aquin, comme dominicain, participe à un Ordre qui combat des dissidences médiévales à l'origine de à la pré-Réforme. Si on n'ignore pas que ce combat est à vocation d'abord intellectuelle, on reste troublé par la participation de Thomas et des dominicains à ce combat dont les armes ont souvent été d'une toute autre nature, à savoir militaire et policière. À ce point d'ailleurs, la responsabilité de plusieurs dominicains célèbres, du Moyen-Âge à l'ère moderne, n'est pas négligeable. Ainsi la légende sombre selon laquelle Dominique aurait fondé l'Inquisition a été, hélas, initiée par des dominicains ! Déjà l'Inquisiteur Bernard Gui, aux XIIIe-XIVe siècles, la répandait fièrement ! Voilà qui n'a pas aidé à avoir une perception positive et des premiers dominicains et de Thomas d'Aquin, qui en fut un représentant éminent. Le retour au contexte, ici comme ailleurs, est indispensable pour développer une autre compréhension des choses. Le contexte en l'occurrence est celui de la réforme grégorienne qui, initiée au XIe siècle par le pape Grégoire VII, atteint son point culminant au XIIIe siècle. La réforme grégorienne, par laquelle la papauté acquiert la plénitude de son pouvoir temporel, y compris militaire et policier, est d'abord une utopie qui avait de quoi séduire : il s'agissait d'opposer une espérance de pureté portée par l'Église et ses dirigeants – et en tête l'évêque de Rome –, à la corruption des pouvoirs princiers et impériaux, et à la violence qui en ressortissait. Avec la réforme grégorienne, cette utopie parvient au pouvoir, et comme toute utopie, elle est dès lors confrontée au réel... et bascule dans la violence. Et comme utopie, elle bascule dans une violence que l'on peut dire pré-totalitaire, pourchassant impitoyablement hérétiques et dissidents. L'échec dès lors inéluctable n'abat pas pour autant les espérances soulevées. Ce sont ces espérances qui semblent porter Dominique comme Thomas. Pour eux le combat doit se mener par le verbe, ce qui donne à mes yeux à leur œuvre une coloration tragique et explique les audaces qu'ils initient – dont celles de Thomas ne sont pas des moindres. Pour donner une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, je vois volontiers chez Dominique et Thomas des personnages du type de ce que sera Gorbatchev face à une autre utopie : ne pas vouloir abandonner les espérances qui ont été soulevées, mais vouloir mener le combat d'une toute autre façon, peut-être désespérée. Mais un combat chrétien peut-il être autre chose que désespéré, à vue humaine ? Bref, pour Thomas, ce qui est essentiel pour que ce combat puisse être mené correctement, c'est de le doter des armes intellectuelles qui lui font alors totalement défaut – défaut dont le basculement dans la violence est le signe catastrophique. * * * I) Quand Thomas naît – aux alentours de 1225 au château de Roccasecca, dans le Royaume des Deux-Siciles au sein de ce qu'on appelle une « grande famille » d'Italie, partisane du parti pontifical, les Guelfes –, Dominique, confrontant les cathares, a fondé l'ordre des Prêcheurs depuis dix ans. De 1230/1231 à 1239 (entre 5 et 10 ans), Thomas est oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin. On sait que sa famille vise à en faire l'abbé du Mont-Cassin, et regardera d'un mauvais œil sa vocation dominicaine – juste après la mort de son père. Il a alors 20 ans environ, l'ordre dominicain a environ 30 ans – on est en avril 1244, soit un mois après le bûcher de Montségur. Aspects évoquant les cathares qu'il me semble utile de souligner pour la raison qu'il n'est pas insignifiant de rejoindre un Ordre alors relativement récent, les dominicains, l'Ordre des Prêcheurs, fondé pour s'opposer par une autre prédication à la prédication cathare... Puisque 30 ans avant, Dominique fondait son ordre à la fois sur le modèle urbain et humble des prédicateurs cathares, et pour leur opposer une autre vision du message évangélique. Cet aspect des choses me semble faire souvent défaut lorsqu'on évoque Thomas, pourtant explicite à plusieurs reprises, comme dans la Somme contre les Gentils, où il affirme vouloir lutter par les armes de l'argumentaire contre les « manichéens », à l'appui du Nouveau Testament ; tandis qu'il entend argumenter à partir de la Bible hébraïque, l'Ancien Testament, concernant les juifs, et à partir de la nature concernant les musulmans. Tout cela conformément à sa méthode : de cognita ad incognita – des choses connues aux choses inconnues... Il part donc invariablement de ce qu'il se reconnait de commun avec l'interlocuteur, en l'occurrence le Nouveau Testament pour les cathares. Car il n'est pas mystérieux que le terme de « manichéens » désigne, dans la polémique catholique d'alors, les « cathares » – un souci qui, selon l'iconographie, préoccupe Thomas jusqu'à la table du roi Louis IX, iconographie qui nous l'y montre distrait au point de s'écrier hors de propos : « j'ai trouvé l'argumentation contre les manichéens », signe qu'il y travaille et s'y absorbe. Quoi de plus normal pour un dominicain du milieu du XIIIe siècle ! Or il y a là de quoi expliquer cette bizarrerie apparente de Thomas, si on est attentif : pourquoi diable aller se fourrer de la sorte dans cette galère qu'était l'aristotélisme arabe ? – ce qui lui vaudra tout de même une condamnation post-mortem en bonne et due forme en 1277, avant sa réhabilitation et sa canonisation en 1323. Eh bien, il se trouve que l'aristotélisme arabe, judéo-musulman, avec ces figures tutélaires que sont Maïmonide et Averroès, et que Thomas d'Aquin aborde avec respect, parlant de Rabbi Moïse pour l'un et du Commentateur (avec un grand « C », Commentateur en l'occurrence d'Aristote) pour l'autre ; il se trouve cet aristotélisme arabe offre un argumentaire en faveur d'une théologie de la nature qui fait défaut aux philosophies classiques du monde latin, essentiellement augustiniennes. Ce défaut en matière de théologie de la nature et de sa Création divine a montré toute sa réalité dans l'échec de la prédication anti-cathare jusqu'alors. Dominique déjà constatait l'échec de la prédication cistercienne, d'où sa vocation. Thomas, lui emboîtant le pas, ainsi qu'à son maître dominicain en théologie, Albert le Grand, va mettre en place l'argumentaire intellectuel, qui en fait jusqu'à aujourd'hui le théologien de la mise en valeur de la Création, de la bonté de la Création. C'est bien le point qui est en question dans le catharisme et devant lequel échoue la prédication d'alors... cela jusqu'à la théologie de la nature de Thomas d'Aquin. * * * II) Aussi, si au plan de l'ecclésiologie alternative, la Réforme peut être considérée comme héritière des dissidences médiévales, au plan du statut de la Création, elle hérite incontestablement de ce qu'il faut bien appeler la réforme philosophique de Thomas d'Aquin. Et cela sous plusieurs angles. On sait qu'après Thomas d'Aquin, plus rien ne sera jamais comme avant en chrétienté en matière de prise en compte de la nature. Deux courants vont se mettre en place : le courant directement héritier de Thomas, disons thomiste, et un courant dit « néo-augustinien », qui voulant être plus fidèle que Thomas à Augustin, n'en développe pas moins un augustinisme post-thomasien – que l'on pense, notamment, à Duns Scot ou à Guillaume d'Occam : on est bien dans un post-aristotélisme chrétien, et donc dans un après Thomas d'Aquin. Il y a dorénavant deux façons de recevoir ce qui est une nouvelle théologie de la Création pensée selon le cadre aristotélicien : – dans une sorte de continuité de la nature et de la grâce selon la formule de Thomas : gratia non tollit naturam sed perficit – la grâce n'abolit pas la nature mais la perfectionne ; – ou, pour l'autre courant, dans une bi-polarité : empirisme d'un côté, foi de l'autre. Propos tout néo-augustinien concernant la foi, mais héritier d'Aristote et donc de la réforme de Thomas d'Aquin de l'autre : nihil est in intellect quod non prius fuerit in sensu – il n'est rien dans intellect qui n'ait d'abord été reçu par les sens : formule même de l'empirisme... et qui est due à Thomas d'Aquin. Or il est connu, trop connu – ça en est caricaturé – que Luther s'inscrit dans l'école empiriste concernant la connaissance et la raison, bien distincte des choses de la foi en la Révélation du Christ. Luther est donc héritier, ce n'est pas un mystère, du courant néo-augustinien. La chose est vraie aussi de Calvin, mais appelle chez lui à être nettement nuancée : certes ce qui est reçu par la foi ne saurait trouver un fondement dans les données des sens (ce qui serait évidemment insupportablement concordiste), mais cela dit, pour Calvin, il y a une véritable continuité entre les deux domaines, la foi nous permettant de retrouver ce que nous enseigne mystérieusement ce qu'il appelle le livre de la nature. On voit qu'on n'est pas loin de ce qu'enseignait Thomas d'Aquin. C'est sans doute pourquoi l'argumentaire du thomiste Cajétan contre la Réforme luthérienne n'a pas été mis en œuvre contre la tradition réformée calviniste, qui développera une apologétique rejoignant l'idée de théologie naturelle. C'est que, de toute façon, qui dit justification par la foi au Christ, dit Incarnation – venue du Fils de Dieu jusqu'à nous. Et c'est aussi un point induit par la théologie de la Création que met en œuvre Thomas. Texte complet et suite : ici. R.P. Suite de la catégorie "réformation" ICI et ICI... Deux textes, dont l’un extrait d’un manuel scolaire actuel : « Nul ne doit jurer ni blasphémer le nom de Dieu, sous peine la première fois de baiser terre, la seconde fois de baiser terre et payer trois sous, et la troisième fois d’être mis en prison trois jours. […] » (D’après Calvin, Ordonnances sur les mœurs, 1539 /Manuel scolaire de 5e, Histoire-Géographie, coll. Martin Ivernel, Hatier, 2005, p. 163.) 2e texte — qui n’apparaît pas dans le manuel scolaire : la loi qui, à la même époque que les ordonnances calvinistes genevoises citées ci-dessus, est en vigueur en France : « […] Tous ceux qui diraient paroles, injures et blasphèmes contre notre Créateur et ses œuvres, contre la glorieuse vierge Marie, sa mère bénie, ses saints et saintes, ou qui jureraient sur eux, seront mis pour la première fois, au pilori où ils demeureront de une heure jusqu’à neuf heures, on pourra leur jeter aux yeux de la boue ou autres ordures, sauf des pierres ou choses qui pourraient les blesser. Après ils demeureront un mois entier en prison au pain et à l’eau. A la seconde fois, on leur fendra la lèvre supérieure avec un fer chaud jusqu’à ce que leurs dents leur paraissent, à la troisième fois la lèvre inférieure ; et à la quatrième fois les deux joues ; et si par malheur, il leur arrivait de mal faire une cinquième fois, l’on leur coupe la langue en entier, qu’ainsi ils ne puissent plus dire de pareilles choses. […] » (Ordonnance royale, donnée par Charles VI le 7 mai 1397, renouvelée régulièrement jusqu’en juillet 1666). Une étourderie, sans doute, doit expliquer l’absence du second texte dans le manuel scolaire… Étourderie de même, probablement, que d’avoir retenu, sur les milliers de pages écrites par Calvin, cette seule « illustration » de « sa pensée »… Où on va voir que Calvin met en œuvre une surprenante atténuation des rigueurs de son temps… La suite : ici… “J’habiterai au milieu d’eux” Exode 25:8 : Ils me feront un sanctuaire, et j’habiterai au milieu d’eux. 1 Corinthiens 3:16 : Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Luc 24, 2-6a : 1 Le premier jour de la semaine, elles se rendirent au sépulcre de grand matin, portant les aromates qu’elles avaient préparés. 2 Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le sépulcre ; 3 et, étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. 4 Comme elles ne savaient que penser de cela, voici, deux hommes leur apparurent, en habits resplendissants. 5 Saisies de frayeur, elles baissèrent le visage contre terre ; mais ils leur dirent : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? 6 Il n’est point ici, mais il est ressuscité. * La célébration du centenaire de notre temple coïncidant, pas tout à fait par hasard, avec la journée du patrimoine ; et sachant, disons-le d’emblée, que le temple est second, (pas secondaire pour autant, mais) second, sous peine de n’être qu’un édifice comme tant d’autres, second par rapport la parole qui est appelée à y retentir ; sachant cela… il me semble opportun de rappeler un élément central de notre patrimoine commun, et pas seulement patrimoine de notre Église : je veux parler de cette part de notre patrimoine commun qui a fondé la démarche de nos ancêtres spirituels d’il y a un siècle édifiant ce temple après avoir déclaré notre association cultuelle selon les dispositions de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. La séparation des Églises et de l’État. Part bien protestante d’un patrimoine commun. Il suffit de compulser les livres d’histoire de l’époque pour savoir que la loi de 1905 a été accueillie avec soulagement par les protestants qui piaffaient depuis plusieurs décennies — le système napoléonien commençant (le mot est faible) à leur sembler bien peu conforme à la liberté, et de l’Évangile et de la Cité. Certes, à tout prendre, les articles organiques napoléoniens régissant les Cultes valaient mieux que la persécution et la clandestinité de l’Ancien Régime… Ancien Régime : à Antibes, dès le début de la Réforme, la foi réformée avait des représentants, jusque dans la noblesse et dans la bourgeoisie : on cite au XVIe siècle une maison de « religionnaires », c’est-à-dire de protestants, à l’intérieur des remparts. Et il y en eut peut-être d’autres. Lors de la signature de l’Édit de Nantes, en 1598, les protestants étaient assez nombreux. L’abbé Tisserand (dans son histoire d’Antibes) signale que la commune leur accorda un cimetière particulier… Je cite : « Le 16 juillet 1612, les consuls d’Antibes accordèrent un cimetière à leurs concitoyens réformés au quartier de Jaïssa. Ces derniers, du reste, paraissent avoir joui paisiblement de leur droit d’exercice jusqu’en 1642, alors que Godeau, évêque de Vence et de Grasse, écrivit au Roi que dans la maison d’Augustin Serrat, de la religion réformée, “un nommé de Gand”, dit la requête, “se mêle de prêcher à ceux qui s’y ramassent tant des habitants de la ville, soldats et officiers de la garnison ; ce qui cause un grand scandale parmi les catholiques et peut un jour être cause de grande sédition populaire, davantage que les consuls de ladite ville d’Antibes ayant été condamnés à donner un cimetière aux susdits de la religion prétendue réformée, ils leur en ont assigné un il y a quelques années proche de l’église et cimetière d’icelle, et, l’un ni l’autre n’étant point clos, les os des chrétiens sont mêlés souventes fois avec ceux des hérétiques, ce qui est tout à fait contraire à la piété et aux bonnes mœurs.” » Commentaire d’un de mes collègues prêtre catholique : « c’est vrai, des fois qu’on se réveille lors de la résurrection avec un tibia protestant » ! Alors certes, je le disais, à tout prendre, les lois napoléoniennes étaient un progrès considérable par rapport à la clandestinité, mais ne satisfaisaient évidemment pas la majorité des protestants, ayant déjà fourni nombre de théoriciens de la séparation des Églises et de l’État, arguant que la non-séparation était nuisible aux uns (les Cultes) comme à l’autre (l’État). Et source de beaucoup de mésententes. Car vivre ensemble dans une Cité commune suppose une claire perception de ce qui concerne chaque domaine ; et de même, par conséquent, une claire perception des points d’articulation entre chaque domaine. Et précisément le temple en est un. Le temple est un de ces lieux d’articulation entre d’une part les espaces intérieurs de la vie de la foi, qui regardent chacun et où, selon les Réformateurs, même l’Église n’a pas accès (selon la formule ecclesia de intimis non judicat — « l’Église ne juge pas des cœurs ») ; l’espace intime d’une part donc, et d’autre part l’espace public, espace commun régi par une loi établie ensemble par toutes les composantes de la société via leurs représentants, cette loi expression de la volonté générale comme l’a dit un philosophe célèbre, dont on ignore souvent qu’il était aussi protestant. Et le temple est un des espaces carrefours entre la Cité, commune et partagée ; et la vie religieuse qui n’a en aucun cas à imposer ses vues, ni a fortiori telle ou telle loi, à la Cité. Espace commun ouvert sur la Cité où raisonne une parole en laquelle s’enracine la vie intérieure, tel est le temple. Le fait que le temple, espace intermédiaire, espace public ou résonne une parole structurant la vie intérieure, soit à même de recevoir la participation (j’entends aussi matérielle) de la Cité, comme élément de son patrimoine à elle aussi — est l’expression concrète de cette dimension intermédiaire que représente le temple, ce qui ne saurait déboucher sur un empiètement d’un des domaines sur l’autre et réciproquement. Nous voilà au cœur de la logique protestante originelle — on ne le sait pas toujours —, avec ce que la Réforme appelait « la théologie des deux règnes » : la loi de 1905 en est l’expression française. L’espace intérieur et l’espace public. La parole énoncée en ce lieu est donc vouée à structurer nos vies intérieures en faisant écho public (c’est aussi en ce sens que le temple est un lieu de carrefour) — écho public à une Parole, la parole de Dieu, qui déborde infiniment son énonciation et a fortiori l’espace où elle retentit. C’est aussi ce que signifie la vacuité de cet espace. C’est souvent ce qui frappe : un temple protestant est vide. C’est qu’il est organisé pour qu’y retentisse une parole qui renvoie à la Parole originelle, la Parole de la foi qui a retenti au Sinaï et s’est incarnée en Jésus-Christ. Le temple est donc forcément un espace vide : « il n’est pas ici, il est ressuscité », est-il dit aux femmes venues au tombeau vide lors du dimanche de Pâques. (« Christ est ressuscité ») Une parole qui nous échappe, dont le temple porte l’écho pour qu’elle structure notre vie intérieure de sorte que s’accomplisse la promesse divine : « ils me feront un temple et je demeurerai au milieu d’eux », promesse que reprend l’Apôtre Paul pour demander aux croyants du Nouveau Testament : « n’êtes-vous pas le temple de l’Esprit saint ? » (« Dieu est Esprit ») Le choix du mot temple, qui est celui des humanistes de la Renaissance, visait à distinguer le bâtiment, le temple, du peuple, l’Église, qui se rassemble au temple pour y entendre la parole qui y retentit et la fait advenir toujours à nouveau. C’est bien dans la vie de l’Église, le peuple, que retentit la parole énoncée dans le temple, pour que chacun devienne par l’écoute de cette parole, comme un temple vivant au cœur duquel Dieu réside pour que chacun en soit illuminé (« Dieu est Lumière ») et en vive les implications concrètes (car « Dieu est Amour »)… Voilà un siècle que cette parole de liberté retentit dans ce temple pour le service d’une Cité appelée toujours à nouveau à la liberté. Voilà un siècle que retentit ici cette parole voulant faire écho fidèlement à la parole éternelle qui structure nos vies en les ouvrant à la liberté. Je reprendrai pour terminer — en substance — les paroles de mon lointain prédécesseur, le Pasteur Arnal, lors de la dédicace de ce temple, en rappelant aussi son geste, consacrant ce temple il y a un peu plus d’un siècle : « Nous déposons ici, disait-il alors, cet exemplaire des Saintes Écritures, qui constituent pour toutes nos Églises l’autorité souveraine en matière de foi. Nous demandons à Dieu que l’enseignement qui descendra de cette chaire, soit toujours conforme à la vérité révélée contenue dans ce saint livre, et que tous les serviteurs de Dieu qui en seront les interprètes s’attachent avant tout à mettre en évidence le grand fait central de l’Évangile : Christ crucifié mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. Au nom de l’Église réformée d’Antibes, nous prenons possession, de ce temple qu’elle a voulu élever à la gloire de Dieu, pour servir à l’édification de ses membres et à la diffusion de la vérité de l’Évangile au sein de cette petite Cité. » Fin de citation. « Petit Cité », disait-il alors. On sait qu’alors, il y eut des débats au sein du conseil presbytéral de notre Église, le conseil s’interrogeant sur l’opportunité de bâtir un temple en dehors de la ville ! Il est aujourd’hui en son cœur. Petite Cité devenue notre belle ville. Que son agrandissement et sa prospérité soient pour nous, en même temps qu’un appel renouvelé à notre solidarité, le signe de la bénédiction portée par la parole et de la promesse de Dieu : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d’eux » ! R.P. Antibes, Centenaire du temple, 20.09.09 “Choisis la vie” — du cœur de la tempête « J’ai mis devant toi la vie et la mort… Tu choisiras la vie » (Deutéronome 30, 19) Pour situer notre responsabilité d’humains dans la sauvegarde la Création, il faut rappeler que la Création se distingue de la nature, qui n’a rien d’idyllique ! La nature, c’est tout de même des choses comme cela : « Jeune encore, écrit Théodore Monod, lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire naturelle, j'ai rencontré en Normandie un malheureux crapaud, dont le visage, la face était partiellement détruite par la croissance d'une larve de diptère. Certaines pondent dans les fosses nasale des crapauds ; la larve, en se développant, détruit une partie de la tête de ce malheureux animal. Songeons aussi aux parasites ! Les apologistes n'y pensaient pas. Ils ne savaient peut-être pas qu'il en existait. Or, les parasites composent un monde incroyable. Il s'en trouve partout. Il n'est pas une espèce animale qui ne connaisse ses parasites externes ou internes. Ces derniers peuvent causer des ravages physiques considérables, provoquant des souffrances qui ne le sont pas moins. Imaginer que tout provient de la volonté d'un Dieu miséricordieux, compatissant à l'égard de ses créatures, voilà qui paraît difficile à admettre, quand on contemple la vérité physique de l'affreux spectacle de la nature. Pour aborder de tels problèmes, peut-être faudrait-il posséder des connaissances, dont ne disposent pas la plupart d'entre nous. » La nature est aussi cela, à distinguer donc de la Création d'après Genèse 1, notion théologique, reçue dans la foi selon un récit qui la présente comme relevant du projet de Dieu, et qui, arrivant à son terme, est proclamée « bonne » par Dieu. Un projet dont l’homme est partie prenante, lui qui est aussi partie de la nature comme réalité douloureuse où se meuvent les parasites et les prédateurs, dont l’homme fait bien sûr aussi partie. Et pourtant l’humain est d’emblée donné, et se perçoit, comme ayant un rôle « culturel » (cultiver et garder « le jardin », qui n’est pas la nature, ou qui correspond à un projet de Création dans la nature) — cela en lien avec sa capacité de réflexion, de mise à distance d’avec la nature. L’être humain est donné comme dual dès le terme du chapitre 1 de la Genèse — « homme et femme » — dualité qui fonde sa capacité de mise à distance : d’avec lui-même, comme être dual, et donc réflexif ; d’avec Dieu qui est autre, d’avec la nature dont il est partie prenante. Un projet créateur mû en son terme par des images comme celles du livre d’Ésaïe, où le lion et l’agneau passaient ensemble et où les épées sont changées en socs de charrue — véritable visée utopique qui ouvre sur le terme du projet de Création. * Mais le projet initial, comme risque du devenir, nous est donné comme nature, et comme glissement et dérapage — un échec qui voit cette parole terrible de la Genèse où « Dieu se repent d’avoir fait l’homme sur la terre » : quelque chose ne correspond pas au projet créateur dont l’homme est co-responsable. La visée idyllique du prophète Ésaïe reste à l’état d’utopie. Signe intéressant : l’homme dans le projet de Création (Gn 1) se voit projeté comme végétarien (ce qui limite la violence à l’égard des animaux) : « tu mangeras toute plante portant fruit et semence » ; tandis qu’après le déluge, marque du terrible repentir de Dieu, l’homme se voit accorder la manducation de nourriture carnée (Gn 9). Partie de la nature, l’homme n’en limite que partiellement la violence et la menace inhérente, voire contribue à l’accentuer ! Jusqu’à la crise écologique… * On peut comparer la crise écologique qui est devant nous, qui est déjà là, à une tempête, une gigantesque tempête… Comme les tempêtes qui seraient celles d’une mer agitée… mais avec désormais une dimension incommensurable : la tempête menaçant de tout détruire, selon une des perceptions de la mer dans l’Antiquité. La mer, dans l'Antiquité, a de nombreuses significations, elle a des connotations diverses, un sens ambigu. La mer a certes une dimension positive : on en tire nourriture. Hélas d’une façon qui nous conduit aujourd’hui à menacer des espèces entières, et l’équilibre écologique avec. Mais la mer a alors surtout une signification négative, qui s'exprime dans les tempêtes. Toujours menaçante, la mer signifie tout ce qui brave la Création. Seul Dieu peut la dompter et en fixer les limites. La mer a même une dimension de symbolique diabolique. C'est ainsi, que, toujours symboliquement, l'Apocalypse annonce le jour où la mer ne sera plus. La mer ramène alors symboliquement à la menace qui pèse aujourd’hui sur la survie de la planète. Menaçante, la mer n'échappe cependant pas au pouvoir de Dieu, au point-même que son Esprit n'est pas étranger à ses agitations. Rappelez-vous la Genèse, le récit de la Création : l'Esprit de Dieu planait à la surface des eaux. * Relevons deux textes bibliques parmi ceux qui marquent cela : Job 38, 1 & 8-11 : 1 Le SEIGNEUR répondit alors à Job du sein de l'ouragan et dit : 8 Quelqu'un ferma deux battants sur l'Océan 9 quand je lui donnais les brumes pour se vêtir, 10 J'ai brisé son élan par mon décret, 11 et j'ai dit : « Tu viendras jusqu'ici, pas plus loin ; Marc 4, 35-41 35 Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit : « Passons sur l'autre rive. » 36 Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d'autres barques avec lui. 37 Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait. 38 Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent : « Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? » 39 Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. 40 Jésus leur dit : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n'avez pas encore de foi ? » 41 Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux : « Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? » * On sait que l'Église a souvent perçu l'épisode de la tempête apaisée comme signifiant sa propre situation : barque du Christ sur les flots agités de ce monde. Situation plus ou moins réelle selon tel ou tel contexte. L'Église primitive, on le sait, prenait le large, s'embarquant, fragile, face à un Empire romain qui ne lui épargnait ni violence, ni persécution. Elle était évidemment fondée à trouver une consolation dans ce texte, dans le récit de ce miracle de Jésus. Les choses étant ce qu'elles sont, l'Église a continué, en d'autres périodes, à faire sienne cette lecture du miracle. L'Église s'est rarement avouée en situation tempérée. Il est vrai que l'inconfort, la menace, la douleur, ne connaissent pas de baromètre objectif. Telle personne subira comme une véritable catastrophe un revers que telle autre jugera insignifiant. Cette subjectivité à l'épreuve est fonction de l'éducation, des influences diverses, de la culture, etc. Cela doit nous conduire à l'humilité. L'écrivain anglais George Orwell, dans son ouvrage décrivant les systèmes totalitaires, intitulé 1984, nous montre un pouvoir policier proche de la toute-puissance, parvenir à force de surveillance à connaître les terreurs intimes de ses sujets. Tel sera terrorisé par les insectes, tel par les incendies, tel par les instruments chirurgicaux, etc. Le héros du livre d'Orwell est terrorisé par les rats. Le pouvoir le sait et utilisera à son égard cet instrument-là de torture, voire simplement de menace de torture, les rats. Ne sachant pas ce qu’endure autrui, nous sommes naturellement tentés de penser que nos épreuves à nous, quand nous en subissons, nos tempêtes, sont les plus menaçantes. Mais combien de pays en proie à la violence — avec des bourreaux à l'abri du regard des médias ? Et là, pour dire à quel point nous sommes de toute façon dans la même mer, il faudrait gratter assez peu pour découvrir que le silence médiatique n'est pas sans rapport avec la présence ou l'absence de matières premières recherchées de notre côté du monde… Dans le même ordre, autre exemple d'inconfort plus significatif que le nôtre, plus besoin de gratter — c’est désormais connu —, l'explosion démographique des bidonvilles des pays du Sud n'est pas sans rapport avec le prix de nos produits de consommation, du café jusqu’au bœuf, que nous souhaitons naturellement maintenir au plus bas, accentuant indirectement un exode vers les villes des petits paysans de nombreux pays — cela sans compter la déforestation servant à cultiver un soja qui nourrit les animaux qui finissent dans nos assiettes, quand ce n’est pas, concernant le même soja, dans les moteurs de nos voitures. Rapport quand même lointain, pourrait-on dire, avec notre tempête à nous ! Sauf que comme opinion publique, il est une façon de pester contre notre tempête, qui du coup n'est pas la nôtre seule, qui incite nos dirigeants à tenter de l'apaiser en faisant, non pas des miracles, mais des démarches, ou des non-démarches, par lesquelles, bien que les intermédiaires continuent à sucrer leur café au passage, les prix octroyés au départ restent bas, ainsi que les conditions sociales, et les déséquilibres mondiaux sont maintenus — ce qui va jusqu'à grossir le chômage chez nous. Sans compter l’épuisement de la planète… Car si on pense ici à la crise économique et financière, on peut dès lors aussi penser à la crise écologique — sans doute primordiale. Si la destruction de la planète et de ses ressources continue à ce rythme, certains avertissent que dans dix ans le basculement pourrait être irréparable. Alors les problèmes engendrés par la crise financière actuelle pourraient même relever de l’anecdote ! Reste un constat : nous sommes décidément tous dans la même mer… * Tout cela, faisant un petit retour au texte de Marc, pour y constater que c'est la mer, précisément, que Jésus apaise, la mer qui est la même pour tous ; il ne propose pas de ramener la barque au bord. Il apaise la tempête en lui donnant un ordre. Jésus apaise le vent. Souffle de Dieu ou vent créé, esprit angélique ou démoniaque, esprit bon ou mauvais, souffle et vent. L'Esprit de Dieu souffle où il veut, dit Jésus. Jésus se montre ici être comme Dieu, celui qui fixe ses limites à la mer, celui qui donne l'esprit ou le retient, celui qui donne ses ordres à la mer et aux anges et esprits et souffles, mais ne leur fait pas de concessions. * Voilà qui nous ramène à notre tempête à nous, elle aussi plus vaste que notre seule barque, voilà qui nous ramène à notre crise économique et sociale, financière, et écologique. La tempête s'apaise pour tous, signifie Jésus en réduisant à l'obéissance la mer et le vent ; elle s'apaise pour tous ou ne s'apaise pas. Et ici Jésus pose une interpellation, comme celle du livre de Job percevant la voix de Dieu du milieu de la tempête. On a dit, on le sait, qu'un des aspects de la crise est le repli, cellulaire, individuel, affectif ou financier — après moi le déluge... Au plan religieux, un tel repli s'appelle la secte ou l’intégrisme. Les mouvements religieux en Europe connaissent à peu près tous l’effet de la crise. Crise financière, crise de fréquentation, crise des effectifs, parallèle du chômage. Or, cela n'est pas tout à fait vrai de tous les mouvements religieux. Actuellement, des mouvements religieux prospèrent, ceux qui promettent que demain, on rase gratis. Or, un groupe qui succombe à la tentation sectaire ou intégriste ne prospère que grâce à la tempête. Mal serait venu à ceux vivent ainsi sur le mode du repli identitaire de tenter de l’apaiser. Plus c’est agité ailleurs, plus c’est calme chez nous, dans notre mouvement, et bientôt dans tous les lieux que l’on aura conquis : demain, on rase gratis. C’est qu’en général, là, on n’a jamais vraiment pris la mer, ou on y a renoncé, gesticulant plutôt depuis la plage. Mais lorsqu’on voit sa barque être d’une façon ou d’une autre poussée à la mer, on découvre alors à quel point on ne l’avait peut-être pas prise jusqu'alors. Que proposer quand on ne fait que s’exclamer contre le monde ? Le fuir ? Car au milieu des flots, contrairement à ce qu’il en est sur la plage, les choses peuvent s’avérer moins simples. Cela est vrai aussi au niveau de la Cité, la vaste Cité humaine… Où nous sommes placés. Ce qui nous ramène aux pays pauvres, l’immense majorité de l’humanité. Au niveau de la Cité, l'équivalent de la secte existe aussi. C'est là aussi le repli sur soi, grâce auquel en temps de crise, seule la démagogie prospère. Elle n'a dès lors aucun intérêt à voir cesser la tempête. Parce qu'elle prospère grâce à elle, et parce qu'en outre, elle ne l'affronte pas, restant sur la plage. Et quand on découvre que la tempête ne sera évidemment pas apaisée comme cela, on risque de voir simplement couler sa barque qu’on a bien bétonnée… Au rythme de la musique du Titanic : tant que ce n’est que le niveau inférieur qui est sous l’eau, tout va bien ! * Dans la situation qui est la nôtre, le récit du miracle de la tempête apaisée est un appel : - à la confiance : Dieu a pouvoir sur toutes les tempêtes ; - et, sachant qu'il n'apaise la tempête que pour tout le monde et que notre barque ne peut connaître de paix que quand la tempête est apaisée pour tous, à aller courageusement dans le monde, pour notre humble part, à notre humble place, y vivre de façon responsable, concrète et réaliste, dans la solidarité, et dans un esprit de prière vraiment universelle. Esprit d'ouverture œcuménique qui résiste aux tentations sectaires. Esprit de solidarité qui résiste aux égoïsmes et autres replis. Il ne nous est finalement demandé pas grand chose d'autre que la vigilance et la fidélité dans les petites choses. Mais ce peu de choses nous est demandé. Avec cette promesse : prenez courage, à Dieu obéissent même le vent et la mer de toutes nos crises. * Voilà ce qui me semble être une réponse au sentiment d’être face à quelque chose de difficile à appliquer, lourd pour les individus que nous sommes, paralysés par les à quoi bon ? Les faits sont si énormes et mon attitude une goutte d’eau… Où l’on retrouve les paroles du ch. 30 du Deutéronome qui précédent notre thème « choisis la vie », qui en est le v. 19. Je relis quelques versets donnés juste avant (v 11-14) : 11 […] ce commandement que je te donne aujourd'hui n'est pas trop difficile pour toi, il n'est pas hors d'atteinte. 12 Il n'est pas au ciel; on dirait alors: "Qui va, pour nous, monter au ciel nous le chercher, et nous le faire entendre pour que nous le mettions en pratique ?" 13 Il n'est pas non plus au-delà des mers; on dirait alors: "Qui va, pour nous, passer outre-mer nous le chercher, et nous le faire entendre pour que nous le mettions en pratique ?" 14 Oui, la parole est toute proche de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur, pour que tu la mettes en pratique. Où l’on rejoint le fameux « troisième usage de la Loi », pour une nouvelle compréhension de son utilité. Il ne nous est demandé que ce qui est à notre portée, mais cela nous est demandé. J’ai fais allusion à la distinction calviniste de trois usages de la Loi biblique : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif. - Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du Décalogue / précepte final les «Dix commandements»). Sous cet angle, la Loi sert de «pédagogue» pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu : reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. (Galates 3:24 : « la loi comme pédagogue pour nous conduire à Christ » en qui la grâce de Dieu est dévoilée en toute clarté, « afin que nous soyons justifiés par la foi »). - Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique. - Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. C’est pour Calvin, qui se démarque ici de Luther, le principal usage de la loi : notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : «quitte ton pays», «sors de l’esclavage». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre. La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante. * Je rappelle aussi, les calvinistes ne pratiquant pas plus que les autres chrétiens les 613 mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique…, qu’il faut parler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire. L’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) et l’aspect judiciaire (dans la gestion de la vie le la Cité), sont perçus, quant à leur lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Mais ils peuvent varier dans leur pratique selon les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des préceptes cérémoniels). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des cultures. Cela vaut aussi pour l’aspect judiciaire : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux. En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection — qui au-delà du Décalogue, se résume au «double commandement» : «tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être et ton prochain comme toi-même» — ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances dans ce qui est l’usage normatif de la Loi. Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice. Or cela vaut tout particulièrement, me semble-t-il, face au sentiment que nous ne pouvons rien au chaos envahissant rendant si apparemment insignifiants nos désirs de ne pas oublier de couper l’eau plutôt que de la laisser couler pour rien… Le chaos, la tempête écologique, Dieu a le pouvoir de la calmer, à l’occasion aussi de nos simples gestes, de notre simple attention à la vie que nous sommes enjoints à choisir, à notre humble mesure. Où l’on retrouve les préceptes comme «lève-toi et marche» commandement adressé par Pierre au paralytique ; «sors de ta tombe» ; commandement adressé par Jésus à Lazare, «va pour toi» (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et «tu choisiras la vie», l’injonction libératrice que donne le Deutéronome. Telle est alors la parole de Dieu donnée comme Loi, parole libératrice, créatrice d’impossible. Parole d’un Dieu vivant et vivificateur qui fonde de la sorte la création. Parole de libération établissant pour la liberté des êtres responsables. R.P. AJC Draguignan, 22.06.09 Avant d’en venir au sujet précis de l’enseignement calvinien sur l’élection et sa signification pour le sens de l’Alliance — et des relations judéo-chrétiennes —, il me semble falloir commencer par parler de la façon dont Calvin et sa pensée ont été caricaturés, sur plusieurs points — on peut en retenir trois principaux : il aurait été un dictateur ; il serait (au mauvais sens du terme naturellement) l’inventeur du capitalisme ; et, cœur de tout cela, il aurait fait planer une vraie terreur morale avec son enseignement sur la prédestination et l’élection… Or ces caricatures sont ce qui nous empêche de voir à quel point ce dernier thème fonde de véritables ouvertures, et notamment un respect alors nouveau pour les juifs. Pour montrer à quel point on échappe difficilement à cette culture de la caricature anti-calviniste issue de la Contre-réforme, je citerai à titre d’exemple, un manuel scolaire de classe de 5e utilisé aujourd’hui dans les écoles de la République. Une citation de Calvin, la seule qu’on trouve dans ledit manuel. Parlant du blasphème : «Nul ne doit jurer ni blasphémer le nom de Dieu, sous peine la première fois de baiser terre, la seconde fois de baiser terre et payer trois sous, et la troisième fois d’être mis en prison trois jours. […]» D’après Calvin, Ordonnances sur les mœurs, 1539 / Manuel scolaire de 5e, Histoire-Géographie, coll. Martin Ivernel, Hatier, 2005, p. 163. Pour placer cela dans le contexte du XVIe siècle, ce qui est le minimum en histoire, je lirai un autre texte, qui lui, n’apparaît pas dans le manuel scolaire. Il s’agit de la loi en vigueur en France à la même époque : « […] Tous ceux qui diraient paroles, injures et blasphèmes contre notre Créateur et ses œuvres, contre la glorieuse vierge Marie, sa mère bénie, ses saints et saintes, ou qui jureraient sur eux, seront mis pour la première fois, au pilori où ils demeureront de une heure jusqu’à neuf heures, on pourra leur jeter aux yeux de la boue ou autres ordures, sauf des pierres ou choses qui pourraient les blesser. Après ils demeureront un mois entier en prison au pain et à l’eau. A la seconde fois, on leur fendra la lèvre supérieure avec un fer chaud jusqu’à ce que leurs dents leur paraissent, à la troisième fois la lèvre inférieure ; et à la quatrième fois les deux joues ; et si par malheur, il leur arrivait de mal faire une cinquième fois, l’on leur coupe la langue en entier, qu’ainsi ils ne puissent plus dire de pareilles choses. […]» (Ordonnance royale, donnée par Charles VI le 7 mai 1397, renouvelée régulièrement jusqu’en juillet 1666) — http://books.google.fr/books Et puisque, parlant de la fameuse dictature que Calvin aurait mise en place, ont pense évidemment au bûcher de Michel Servet, je suggérerai, à la lecture des textes que je viens de citer, qu’à bien y regarder, la différence entre la France d’alors et Genève pourrait expliquer en grande partie pourquoi Servet a été exécuté à Genève : quoiqu’il en soit de ses intentions à ce sujet, il se trouve, de fait — on a entendu les textes —, qu’il s’est réfugié dans une des cités les plus tolérantes d’Europe !… Surprenant, non ?!… Pas suffisamment tolérante toutefois pour qu’il ait été épargné… Servet, condamné par le tribunal d’Inquisition de Lyon où il est brûlé en effigie, se retrouve à Genève — où Calvin n’est pas citoyen, et n’a donc pas le pourvoir de le condamner, même si, en homme du XVIe siècle, il approuve la sentence qui correspond ni plus ni moins qu’à la loi de l’Empire, loi qui vient d’être renouvelée (appliquée après que Genève ait largement consulté, et reçu l’approbation générale, y compris des humanistes d’alors) : « la Carolina, ordonnance criminelle de Charles Quint (1500-1558) […] était en vigueur à Genève. [Son] l’article 106 prévoyait pour les blasphémateur une peine corporelle oui la mise à mort » (Christoph Stromm, in Hirzel & Salmman, L & F p. 272). Tout en demandant (en vain) que la sentence soit adoucie (qu’il ne soit pas brûlé vif), Calvin donc a approuvé l’exécution, qui aura lieu le 27 octobre 1553. Les historiens ont noté plusieurs raisons à cette approbation : — inimitié théologique personnelle entre les deux hommes ; — refus de passer pour un anti-trinitaire (ce dont on l’accuse) en montrant de l’indulgence pour l’anti-trinitaire qu’est Servet ; — choix politique ; — l’ordre civil du XVIe siècle, incluant la peine de mort, y compris pour des opinions (ce n’est pas un cas unique d’exécutions de ce type à Genève non plus, où elles toutefois bien moins fréquentes qu’ailleurs, et notamment en France, à la même époque). Cela dit, il est remarquable que ce soit autour de Calvin que le débat contre les exécutions pour opinion ait eu lieu, déjà de son vivant avec son collègue Castellion. Le débat n’a pas eu lieu ailleurs où pourtant la violence est sans réserve. Ce qui permet de dire que ce débat, ultérieurement généralisé à ce sujet, est dû en grande partie à l’héritage de Calvin justement !… Auquel du coup, on fait simplement grief d’avoir vécu au XVIe siècle ! Ce qui, certes, n’excuse rien ! Quelques exemples toutefois de ce qui se passe à la même époque, pour en finir (certes provisoirement !) avec les caricatures : On sait que Calvin s’est échappé de France suite à l’affaire des « Placards » de 1534, des affiches contre la messe, dont une est trouvée jusque sur la porte de la chambre du roi François Ier, ce qui déclenchera sa colère. À l’époque, selon les historiens, « on dépensa des trésors d’ingéniosité pour faire bellement souffrir les hérétiques; [… de] percer les langues au fer chaud, d’arracher les joues par des crochets, de couper les poings, de brûler vif. On perfectionna un supplice […] qui consistait en une utilisation astucieuse de l’estrapade : le condamné était suspendu à une potence au-dessus des flammes et plongé à plusieurs reprises dans le bûcher de façon que sa mort ne fût pas trop rapide. Excellent moyen de prouver la supériorité de la "religion chrestienne" sur les autres, et d’instruire efficacement badauds et belles dames, friands de ce spectacle de choix, sur le sort qui les attendait s’ils avaient la velléité de quitter le giron de l’Église. » (Robert Hari, «Les Placards de 1534» dans Aspects de la propagande religieuse. Genève, Droz., 1957, p. 98) ». Calvin, suivant lui-même le conseil qu’il donne, s’exile — à Bâle, avant de se retrouver à Genève. Dix ans après, dans le Royaume de France, c’est au tour des Vaudois du Luberon, qui ont rejoint la Réforme calviniste en 1532 de subir les foudres anti-hérétiques : « En avril 1545, la persécution commence […] sous la direction du premier président du Parlement d’Aix, Jean Maynier baron d’Oppède. Les villages vaudois sont pillés, les hommes massacrés ou envoyés aux galères, les femmes violées avant d’être tuées. Certains sont vendus en esclavage. Les terres sont confisquées. Les biens pillés sont bradés au dixième de leur prix, pour payer les soldats. Les violences débordent, les villages alentour les subissent aussi. Le chef de la résistance vaudoise Eustache Marron a son fief à Cabrières (actuel Cabrières-d'Avignon)... C'est pourquoi le village sera détruit le 19 avril, tout comme 23 autres villages vaudois du Luberon, massacrés par l'armée du baron, qui a exterminé 3000 personnes en cinq jours et envoyé aux galères 670 hommes, des deux côtés de la montagne du Luberon. De plus, le passage des soldats empêche les cultures, les troupeaux sont tués, et un nombre indéterminé de paysans meurent de faim. » — Voilà quel est le contexte. Dernière précision concernant la France de l’époque : « Henri II avait institué en 1547 au Parlement de Paris la "chambre ardente" qui, en quatre ans, envoya au bûcher plus de 600 évangéliques, des "luthériens" comme on les appelait alors » (Nathanaël Weiss, La chambre ardente, Paris 1889, cit. par Cadier, Calvin, p. 112). Voilà qui remet un peu les choses en perspective ! C’est dans ce monde que l’on vit quand Servet est brûlé, en 1553, année où sont aussi brûlés à Lyon cinq étudiants de Calvin… On mesure à quel point le procès qui est fait à Calvin jusqu’à aujourd’hui relève de l’héritage de la propagande d’alors, en l’occurrence propagande de la Contre-réforme — ce qui explique pourquoi ces caricatures se sont perpétuées dans les pays de la Contre-réforme précisément, ancrées au point d’être répercutées jusque par le despotisme éclairé, et reprises aux temps des Lumières, particulièrement dans ces deux pays de Contre-réforme et de despotisme éclairé que sont la France et l’Autriche, cela jusqu’aux romanciers, comme Balzac ou, dernière mouture célèbre des caricatures anti-calvinistes, Stefan Zweig. C’est dans cette atmosphère que l’on reprendra aussi l’idée selon laquelle Calvin serait le fondateur du capitalisme… en lui en faisant grief, bien sûr. Caricature ambivalente du coup, puisque pouvant être positive en temps prospère — elle reste négative en temps de crise. Une caricature sur laquelle je ne m’étendrai pas. À ce sujet comme à d’autre, « pour bien des choses on a pu dire que "c’est la faute à Calvin", plus encore qu’à Descartes ou Rousseau. On lui attribue tout et son contraire, de l’individualisme bourgeois au collectivisme révolutionnaire », écrit Olivier Abel, Études, Mai 2009. J’en viens donc à la question de la prédestination, fondement de l’idée d’élection, sachant que la façon dont elle a été caricaturée elle aussi, participe largement de la même propagande. Quelques mots donc, pour expliquer d’abord brièvement ce qu’est ce thème classique du christianisme occidental. L’enseignement de la prédestination est un classique en christianisme occidental depuis le IIe Concile d’Orange — tenu en 529. Contre les disciples du moine celte Pélage, qui affirmaient après lui que le salut dépend de la volonté et de l’action humaine et contre les « semi-pélagiens », qui tenaient qu’au moins de début de la foi relève d’un acte de la volonté — le Concile d’Orange proclame en 529 que le commencement de la foi-même — l’initium fidei — ne dépend que de la grâce. Je cite son canon 1, qui en expose l’idée : « Si quelqu'un dit que, par l'offense résultant de la prévarication d'Adam, l'homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, "changé dans un état pire", et s'il croit que le corps seul a été assujetti à la corruption cependant que la liberté de l'âme demeurait intacte, trompé par l'erreur de Pélage, il contredit l'Écriture qui dit : "l'âme qui a péché périra", Ez 18,20 et : "Ignorez-vous que si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave, pour lui obéir, vous êtes esclave de celui à qui vous obéissez ?", Rm 6,16 et : "On est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre", 2P 2,19. » La conclusion revient à Césaire d’Arles, qui préside le concile : « Ainsi, dit-il, selon les sentences de la sainte Écriture alléguées plus haut et les définitions des anciens Pères, nous devons avec l'aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre-arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de la miséricorde divine ne l'a prévenu. C'est pourquoi nous croyons qu'Abel le juste et Noé et Abraham et Isaac et Jacob et toute la multitude des saints d'autrefois, n'ont pas reçu cette admirable foi, dont saint Paul les loue dans sa prédication, He 11,1 (et ss), par la bonté de la nature donnée primitivement à Adam, mais par la grâce de Dieu. » Le Concile d’Orange s’inscrit dans une tradition remontant en Occident à saint Augustin d’Hippone : « Tout l’ensemble du genre humain, écrivait-il, a été condamné dans sa racine apostate par un si juste jugement divin que même si aucun homme n’en avait été délivré, personne ne pourrait à bon droit blâmer la justice de Dieu. Quant à ceux qui sont délivrés, il fallait bien qu’ils le fussent : pour démontrer […] ce qu’a mérité la masse entière des hommes, et à quoi aurait conduit, pour les élus eux-mêmes, le jugement de Dieu qui leur était dû, si la miséricorde de Dieu, nullement due, n’était venue à leur aide. » (Augustin, Enchiridion, ch. 99. PL 40, 278) C’est encore la position de Thomas d’Aquin, docteur devenu quasi-officiel de l’enseignement de l’Église d’Occident : « De même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, ST, I qu 23, a3, resp.) Précisons que dans tous les cas, l’élection n’est pas parallèle à la réprobation. L’idée, classique en christianisme occidental depuis Augustin, et s’enracinant chez Paul (Épître aux Romains) est que le péché originel rend la grâce indispensable. C’est un dogme en Occident, depuis le IIe Concile d’Orange. Calvin, tout comme Luther, ne dit pas autre chose… Seule la grâce nous permet d’être sauvés. Mais Calvin en tire des conséquences : Car ce que Calvin en souligne, c’est la certitude de la fidélité de Dieu, pour quiconque se confie en lui, confiance fondée sur la conviction que Dieu est fidèle à son propre engagement dans l’Alliance de grâce qu’il a scellée avec Abraham et ses héritiers. Pour les protestants persécutés — on a vu de quelle façon —, qui, en un temps où l’Église romaine est détentrice des clefs du paradis, sont menacés au delà de leur supplice en ce monde, de rien moins que de l’enfer, c’est un ancrage d’une immense valeur : c’est Dieu seul et sa promesse qui est leur assurance : l’Alliance en effet, écrit Calvin, « n'a pas été fondée sur [les] mérites [des Pères] mais sur la seule miséricorde de Dieu. » Il n’est pas loin, le temps où les rois craignent l’excommunication romaine, et l’interdit qui verrait leurs peuples se lever contre eux, rois, par l’excommunication desquels leur peuple se voyait privé du paradis ! Eh bien, la prédestination et l’élection selon la Réforme, et particulièrement selon Calvin, leur dit tout simplement : ne craignez pas ! Quand bien même vous êtes excommuniés par la puissance terrestre qu’est l’Église romaine, votre seule foi, votre seule confiance en la grâce de Dieu, qui précède tous les temps, qui précède l’Église romaine et les princes qui vous persécutent, cette seule confiance est le signe que de toute éternité Dieu vous tient en sa garde ! Ceux qui vous tourmentent, ceux qui dédaignent ainsi la grâce de Dieu, ignorent que leur injustice même, leur endurcissement dans la violence, n’échappe pas au Dieu qui vous tient en sa garde, comme l’endurcissement du Pharaon devenait l’occasion pour le peuple délivré de voir éclater la majesté de la délivrance et du Dieu qui l’opère « à main forte et à bras étendu ». C’est Dieu qui vous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse — Institution de la religion chrétienne (IC), III, xxiv. Dieu vous a signifié sa garde en scellant alliance avec vous. Et cette Alliance vous précède, remontant de toute façon avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée de même dans le temps bien avant vous. Scellée avec Abraham. Car c’est de cette Alliance-là qu’il s’agit : il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu'on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l'ordre d'être dispensée » —, IC II, X, 2. Car Calvin établit la théologie sur la Bible entière, pas seulement sur le Nouveau Testament. Voilà qui porte des conséquences considérables — et notamment sur la considération de l’Alliance avec Israël, et de sa pérennité, sans laquelle l’Alliance ne vaut pas non plus pour les chrétiens. Cette Alliance, scellé déjà par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu-même s’est engagé ! L’Alliance conclue par Dieu avec les Pères n'ayant « pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde ». Dieu s’est engagé de façon irrévocable. Une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la « nouvelle » Alliance — « nouvelle » non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’Alliance unique renouvelée — ; la « nouvelle » Alliance-même, donc, repose sur cette même fidélité de Dieu ! À nouveau, « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu'on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l'ordre d'être dispensée » — IC II, X, 2. Dès lors la promesse rappelée par Paul à Timothée ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs : « si nous sommes infidèles, Dieu demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même ». Aussi, incontestablement, « la grâce de Dieu ne laisse point de persévérer en ce peuple (les juifs), afin que la vérité de l’alliance demeurât » (Commentaire de l’Épître aux Romains). C’est au point, même, que de toute façon, l’être humain n’a pas le pouvoir de défaire ce que Dieu a fait : « Le révoltement d’aucun n’empêche point que l’alliance demeure ferme et stable » (id.). Calvin ne laisse pas de penser, certes — il est chrétien ! —, que le Christ réalise ce qu’annonce la Torah. Mais la non-venue d’Israël au Christ ne change rien à la fidélité de Dieu. Nos propos et comportements ne peuvent mener Dieu au parjure ! C’est au point que Calvin relit dans un tout autre sens que comme malédiction le fameux texte de Mt 27 : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ». Pour Calvin, cela doit s’interpréter en fonction de la pérennité de l’Alliance : « afin de donner à connaître que ce n’est pas en vain qu’il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu’il a élu gratuitement, il les exempte de cette damnation universelle ». Si l’Alliance scellée avec Israël est effectivement non résiliable, une conséquence décisive est que tous les éléments pour la fin de la théologie de la substitution — en l’occurrence substitution de l’Église à Israël — sont en place. En effet, écrit Calvin (IC), « le peuple d’Israël est pareil et égal à nous en la grâce de l’alliance ». La théologie de l’Alliance est alors une alternative à la théologie de la substitution. À terme, on ne peut pas logiquement tenir l’une et l’autre. Jésus-Christ « est descendu en terre, écrit-il, non pour amoindrir la grâce de Dieu son Père, mais pour épandre l’alliance de salut par tout le monde » — in La forme d’administrer le Baptême, 1542. Loin d’être remplacée, l’Alliance scellée avec Abraham, est « déployée en Jésus-Christ », précise-t-il. Cela en sachant en outre que « l'Alliance que Dieu fait avec son peuple n'est pas limitée aux choses terrestres, mais a aussi compris les promesses certaines de la vie spirituelle et éternelle (...) car Jésus-Christ ne promet point aujourd'hui d'autre Royaume des cieux à ses fidèles que celui dans lequel ils reposeront avec Abraham, Isaac et Jacob (Matt 8, 11) » — IC II, x, 23. Avec le Christ et les chrétiens, « Abraham a commencé d’avoir une race qu’il n’a pas procréé de son propre corps mais qui lui a été adjointe de toutes les régions du monde ». L’Alliance n’est donc pas remise en cause, mais « pleinement confirmée » par le Christ. Calvin raisonne en terme d’adjonction, pas de substitution. Ce qui implique aussi la pérennité de la valeur de la Loi, y compris pour le christianisme. D’où le fameux troisième usage de la Loi, le principal selon Calvin, l’usage normatif qui veut que les injonctions de la Loi biblique soient reçues comme structure concrétisant la libération ouverte par l’Évangile — un usage de la Loi qui est la part de l’homme ; la part de Dieu — en quelque sorte — étant sa promesse et sa fidélité. C’est ainsi au cœur de sa foi chrétienne qu’est la conviction de Calvin que si les juifs n’ont pas adhéré à Jésus Christ, pour autant « Dieu n’a point mis en oubli l’alliance qu’il a contractée avec leurs Pères et par laquelle il a témoigné qu’en son Conseil éternel, il avait embrassé de son amour cette nation ». Dès lors, le débat judéo-chrétien peut s’établir sur de tout autres bases que celles qui prévalaient depuis des siècles. C’est un débat interne à une lignée de traditions fondées sur la même Alliance, celle passée avec « les enfants premiers-nés dans la maison du Seigneur ». (IC IV, xvi, 14). S’ouvrira alors en Europe la perspective de la liberté de culte pour les juifs, qui commencera à advenir chez les puritains. Calvin a opéré, au nom de ses convictions bibliques concernant l’Alliance, des ouvertures qui ne cesseront de se confirmer. Dans un écrit de jeunesse, il adressait — je cite — « à notre allié et confédéré, le peuple de l’Alliance de Sinaï, salut! ». Les juifs sont « nos prochains conjoints à nous en Dieu » (cit. in V. Schmid). Une attitude qui portera ses fruits dans la révolution puritaine de Cromwell, révolution qui se réclame de cette approche calvinienne — puisque, je le rappelle, « puritains » ne veut rien dire d’autre que purement protestants, sobriquet dont on taxe les calvinistes en Angleterre du XVI et XVIIe siècles. Ainsi — alors que les juifs sont bannis d’Angleterre depuis le XIIe siècle —, en 1652 « Oliver Cromwell, protecteur d’Angleterre, invite Manassé Ben Israël à lui rendre visite. Manassé Ben Israël porte à l’Angleterre un grand intérêt. Pour lui, c’est une des dernières parcelles de sol sur terre sur laquelle il n’y a pas de Juifs. Ils en ont en effet été chassé en 1190 et n’y ont jamais été réadmis ». Le 1er septembre 1655 a lieu l’ « ouverture en Angleterre d’une conférence sur la réadmission des Juifs en Angleterre, sous l’égide d’Oliver Cromwell. Manassé Ben Israël est invité en Angleterre et est reçu avec tous les honneurs. La conférence qui s’ouvre commence par affirmer qu’il n’existe pas d’obstacle juridique à la réadmission des Juifs en Angleterre. L’on discute ensuite de l’opportunité d’une telle réadmission. […] La réunion tourne rapidement à une controverse dont Cromwell ne veut pas être la victime. Il disperse donc la conférence sans qu’aucune décision n’y ait été prise. Seule restera l’affirmation sur la validité juridique de la réadmission des Juifs. […] Cependant, l’œuvre de Ben Israël concernant les Juifs d’Angleterre aura été un succès. Les Juifs seront réadmis de manière officieuse mais ouverte. Les quelques marranes qui vivaient leur judaïsme caché y reviennent ouvertement et fondent une synagogue. […] » (Henri Graetz, Histoire des Juifs.) Cromwell, à la tête des héritiers de la tradition calvinienne, a permis là un tournant qui débouchera sur la liberté de culte pour les juifs, bientôt incontestée chez les héritiers américains des puritains anglais… La conviction calvinienne concernant la pérennité de l’Alliance deviendra même un lieu commun chez les héritiers des puritains. Au point qu’un des thèmes principaux de débat dans les développements internes du protestantisme issu du puritanisme concernera la relation entre l’Alliance et ses dispensations. J’ai signalé que l’Alliance est une dans sa substance, mais « diffère dans l’ordre d’être dispensée ». En d’autres termes, rites et cérémonies ne sont pas les mêmes (ce n’est pas un scoop). Calvin insiste sur l’unité, l’unicité de l’Alliance. L’histoire de ses héritiers en verra quelques-uns s’arrêter sur la différence des rites, les façons diverses dont l’Alliance est dispensée, au point de souligner l’importance des « dispensations » pour revenir à une apparence de multiplicité des alliances. Une attitude que l’on pourrait dire phénoménologique : ce qui apparaît est une multiplicité de rites auxquels on va s’arrêter. Ce qui n’empêche pas, pour les tenants de cette position, développée surtout depuis le XIXe siècle et le début du XXe dans le monde anglo-saxon, et que l’on nomme communément « dispensationalistes », de considérer que l’Alliance du Sinaï, qui pour eux est différente de l’Alliance chrétienne, est de toute façon irrévocable. On voit l’effet du calvinisme, dont les tenants plus classiques n’ont pourtant pas fait leur cette nouvelle approche, préférant s’en tenir à l’idée d’une Alliance unique, de toute façon irrévocable. Irrévocable : c’est le point commun… « Dieu a voulu que la Loi fut écrite et qu’elle demeurât afin qu’elle ne servit point seulement pour un âge mais que jusqu’à la fin du monde elle eût sa vigueur et son autorité ». * Non dite, l’influence de ce tournant amorcé par Calvin n’en est pas moins réelle au-delà du calvinisme. Calvin est rejoint jusque par le Concile du Vatican II. Je cite la fameuse déclaration Nostra Aetate : « Scrutant le mystère de l'Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée Abraham. L'Église du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes. Elle confesse que tous les fidèles du Christ, fils d'Abraham selon la foi, sont inclus dans la vocation de ce patriarche et que le salut de l'Église est mystérieusement préfiguré dans la sortie du peuple élu hors de la terre de servitude. » — http://www.vatican.va/archive/hist_councils L’Abbé Alain René Arbez, responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse, fait le constat qui s’impose. Cela vient de Calvin ! « Il n'est pas anodin, écrit-il, de relever le fait que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : "l'alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !" » (« Calvin, théologien de l’Alliance » in Un écho d’Israël, 8 février 2009). À noter que la leçon pourrait être reçue plus largement qu’au sein des relations judéo-chrétiennes. La leçon porte contre toute théologie de la substitution, du fait de la simple observance de ce précepte de la Loi qui n’a jamais été révoquée : tu honoreras père et père, qui pour Calvin vaut aussi au plan spirituel. La théologie de la substitution est une forme de sa transgression aux conséquences funestes — et je ne résiste pas à citer cette parole de Daniel Sibony : « l’origine de la haine, c’est la haine de l’origine ». Or qu’est-ce que nier la présence permanente de l’héritage de l’origine ? Toute théologie ou tradition religieuse qui considèrerait être le remplacement d’une tradition antérieure est par la même source potentielle de haine, par la transgression de la parole d’Alliance qui porte en soi la garantie que Dieu n’abroge pas la parole qu’il a donnée. Une nouvelle Alliance ne saurait donc qu’être une Alliance renouvelée, l’Alliance déployant ses effets. Nous voilà donc au cœur de l’enseignement de Calvin reconnaissant une seule Alliance, scellée avec Abraham, et « déployée en Jésus-Christ ». C’est pourquoi les formes que prend cette unique Alliance sont secondes par rapport au lien qui se scelle en la promesse de Dieu, en sa parole-même, qui transcende les signes où elle nous est annoncée, que ce soit les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme. Ainsi Calvin parle-t-il, comme il parle du sacrement du baptême, du sacrement de la circoncision, forme visible de la grâce invisible de l’Alliance fondée sur l’engagement de Dieu. La réalité essentielle nous transcende. Elle est fondée dans l’éternité de Dieu, signifiée dans le temps à Abraham et aux patriarches, et « déployée en Jésus-Christ ». Ici se noue le lien entre la conviction chrétienne de Calvin — concernant Jésus en qui se déploie l’Alliance — et le fait que l’Alliance avec Israël ne soit en aucun cas rompue. C’est la même que celle qui se déploie en Jésus-Christ — ce qui fait que Calvin n’est pas juif mais chrétien —, qui veut que l’Alliance avec Israël ne puisse être caduque, quand bien même Calvin ne doute pas qu’elle soit déployée en Jésus-Christ, et qu’en elle se signifie, se dévoile comme dimension intérieure, spéciale (concernant l’Église invisible), l’élection générale scellée avec Abraham. C’est bien dans l’ordre de cette élection générale que se constitue l’Église comme peuple élargi aux nations pour une vocation qui rejoint celle adressée à Abraham et à Israël. Car, ayant parlé longuement d’élection, il convient de préciser qu’il s’agit là avant tout essentiellement d’une vocation à porter une parole et pas d’un privilège en forme de mol oreiller. S’il y a un privilège, certes, c’est celui d’être appelés à être comme coopérateurs de Dieu pour faire advenir le jour où selon la promesse d’Ésaïe (2, 3-4) — conformément à ce que « de Sion sortira la loi, de Jérusalem la parole du Seigneur » — « il sera juge entre les nations, l'arbitre d'une multitude de peuples. De leurs épées ils forgeront des socs de charrue, de leurs lances des serpes : une nation ne lèvera plus l'épée contre une autre, et on n'apprendra plus la guerre. » Telle est la promesse qui est au cœur de l’élection, comme vocation scellée dans l’Alliance irrévocable. RP AJC Antibes – Juan-les-Pins 18.06.09 http://rolpoup.hautetfort.com/archive/2009/06/10/index.html
Protestantisme mystique ? RP, Réflexions préparatoires ou : Théodore Monod, les Béatitudes comme horizon (Dans l’Évangile selon Matthieu, ch. 5 : ) 3 Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! 4 Heureux les affligés, car ils seront consolés ! 5 Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre ! 6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! 7 Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ! 8 Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! 9 Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu ! 10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! 11 Heureux serez–vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. 12 Réjouissez–vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. À évoquer Théodore Monod, autant commencer par le moteur de sa démarche, les Béatitudes (j’ai cité avec lui la version Segond). Vous m’avez fait l’honneur de m’inviter à nouveau, pour évoquer, après Ellul l’an dernier, Théodore Monod. Je vous disais à l’époque que n’étant pas spécialiste d’Ellul, j’acceptais pour m’enrichir de me replonger dans la lecture de son œuvre. C’est encore plus vrai de Théodore Monod, dont non seulement je ne suis pas spécialiste, mais qui en outre appartient à un courant du protestantisme, le libéralisme, qui n’est pas le mien. Cela dit, je crois qu’il est de bonne règle, quand on accepte de parler de quiconque, d’en parler de telle sorte que lui-même puisse s’y reconnaître et apprécier — selon la mise en garde désolée de Cioran (Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, p. 751) : « Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie ». J’entends donc faire en sorte, si possible, que Théodore Monod n’eût pas eu un tel regret s’il eût pu entendre mes propos. Ce qui m’est, en l’occurrence toutefois, d’autant plus aisé j’apprécie le personnage et ses combats. Je me suis donc volontiers prêté à cet exercice qui est d’abord un enrichissement pour moi, et je reprendrai à nouveau, et a fortiori, l’image du bœuf qui tire profit de fouler le grain sans être muselé. J’ai été enrichi à fréquenter Théodore Monod, y trouvant une expression vivante de la démarche des Béatitudes — pour l’homme, dans son rapport à la nature dans la quête du divin — selon le titre que vous m’avez proposé : « L’homme, la nature et le divin ». Béatitudes : car on ne peut ignorer que c’est lui jeune homme qui a inspiré à son père, le pasteur Wilfred Monod, le mouvement spirituel qu’il a initié, le tiers-ordre des « Veilleurs » sur ce fondement proposé de même par son fils Théodore, les Béatitudes, que les membres disent quotidiennement — Théodore les dit en grec. C’est ce programme qu’il considèrerait volontiers comme utopique, en un sens positif du terme, c’est ce programme, les Béatitudes, qui fonde aussi bien son espérance, sa spiritualité que ses choix et ses refus. Utopie en ce sens que ce programme, dit Monod, qui, pour lui, fait le christianisme, n’a jamais été essayé : le christianisme n’a pour lui jamais commencé ! L’ère dont nous sommes sortis en 1945, l’ère chrétienne, est donc, me semble-t-il, l’ère de la chrétienté plutôt que du christianisme, la chrétienté n’ayant jamais essayé le christianisme, de son début jusqu’à sa fin, sa fin, donc, qui a vu le commencement d’une nouvelle ère, l’ère nucléaire, née entre le 6 août et le 9 août 1945 avec l’explosion des bombes sur Hiroshima et Nagasaki (Le Chercheur d’absolu, p. 59). Voilà qui, me semble-t-il, dessine les deux pôles entre lesquels s’inscrit la démarche de Théodore Monod : une poursuite d’absolu (selon le titre de son livre qui le présente comme « le chercheur d’absolu »), en regard, à l’autre pôle, d’une menace extrême qui va jusqu’à cette question, titre d’un de ses derniers livres : « si l’expérience humaine devait échouer »… Question d’un pessimisme radical, donc, liée à une vision tragique de la nature. Son approche de la nature en rapport avec l’homme et le divin, et son respect de la nature, ne relèvent donc pas d’un irénisme irréaliste. Il s’inscrit en cela dans l’héritage théologique de son père. Où son libéralisme se caractérise d’une façon originale par rapport au libéralisme historique, réputé plutôt optimiste… Puisque Monod revendique fortement son appartenance au courant libéral du protestantisme. Il rejoint même ceux des libéraux qui considèrent que le protestantisme orthodoxe n’est au fond pas tout à fait protestant, qu’il est grevé, en quelque sorte, de scories catholiques — un peu au sens où on dit qu’une langue correcte est grevée de barbarismes. Dès lors, d’ailleurs, le protestantisme orthodoxe ne l’intéresse pas (au point, entre parenthèse, qu’il en devient très injuste envers Calvin — cf. Terre et Ciel, p. 256-257 —, pour lequel il reprend simplement la caricature médiatique courante. Remarquez que Luther ne reçoit non plus pas grande estime de Monod, c’est le moins qu’on puisse dire ! — cf. Révérence à la vie, p. 51.). C’est là évidemment, à mon sens, le fruit d’une ignorance, tout comme celle qui le mène à ne pas parvenir à apprécier le Lévitique, reçu pourtant par un peuple qui au désert comme lui, y reçoit les signes de l’absolu. Dans les textes de la Bible hébraïque, il cite naturellement plus volontiers l’espérance messianique d’un Ésaïe, celle du jour où le lion et l’agneau habiteront ensemble. Je verrais volontiers là le signe vécu chez Monod de la difficulté de tenir à la fois le lien des origines et la promesse qu’elles dessinent et sur laquelle elles ouvrent. C’est le pôle de cette ouverture qu’il a choisi, à la suite de son père — et c’est là sans doute qu’on peut trouver son lien aux origines. Cela correspond au fond à une conviction concernant le passé, que l’on peut dire dans les termes qu’il emploie dans « Plaidoyer pour le vivant » (p. 50-55), où apparaît l’idée significative que « la pitié […] était sans doute inconnue de l’homme préhistorique. Et qu’elle « l’est certainement de l’enfant, incapable l’imaginer que l’insecte qu’il s’apprête à torturer en souriant, et sans songer le moins du monde à faire mal, pourrait être autre chose qu’une minuscule et divertissante mécanique, créée tout exprès pour lui servir jouet. La pitié est une conquête de la conscience, conquête laborieuse, inachevée et perpétuellement à recommencer. » (Cité par Nicole Vray, Monsieur Monod, Actes Sud 1994, p. 343). La considération de cette part incontestablement redoutable du passé pourrait n’être pas sans lien avec une volonté d’ignorer ce qui concerne certains textes fondateurs ou le pôle orthodoxe du protestantisme ; ce qui ne veut pas dire qu’il est incapable de cheminer avec l’orthodoxie, qui n’en reste pas moins pour lui d’essence catholique (en un sens pas très positif) — comme cela apparaît nettement lorsqu’il parle de son amitié avec Louis Massignon : « ce n'est pas dans le domaine spécifiquement religieux, dit-il, et encore moins théologique, que mon amitié avec Louis Massignon s'est développée. Et après tout, cela a peut-être été aussi bien ainsi, parce que Massignon […] avait adopté, après sa conversion, en bloc tout le credo de l'orthodoxie chrétienne, depuis la fin de la période scripturaire jusqu'à la période moderne, avec tout ce qui s'est passé entre les deux. Cela fait beaucoup de choses, cela va jusqu'au Concile Vatican I et à la définition de l'infaillibilité papale ». Catholicisme égale donc, pour Monod, « orthodoxie chrétienne », une tradition dans laquelle il cueille cependant des aspects positifs : il regrette par exemple l’absence d’un équivalent protestant du monachisme ; ou encore : il tient François d’Assise en grande estime — ce qui n’est pas étranger à un courant du libéralisme français : pensons, parlant de François d’Assise, à Sabatier. Et à son père, pour un œcuménisme qui l’a vu tout de même fonder un tiers-ordre. Théodore Monod est ainsi clairement libéral, au sens que je viens de dire, reléguant dans cette orthodoxie dont il identifie la logique au catholicisme dogmatique, et qu’il ne fait donc pas sienne, jusqu’aux credo classiques du christianisme (et du protestantisme classique) et ce qui y concerne la relation de Jésus et de Dieu. En clair, Monod s’inscrit dans le courant du libéralisme protestant qui est le courant unitarien — à savoir qu’il considère que le Dieu unique est le Dieu que Jésus appelle son Père, ce qui ne lui en fait pas pour autant partager la substance. Pour le reste, il préfère en rester à des questions, comme pour la résurrection de Jésus : « Il s’est passé quelque chose à Pâques qui a rendu l’espérance à ces hommes que la crucifixion de leur maître avait dû plonger dans un profond désespoir. Tout cela reste très mystérieux […]. Personne n’a jamais vu le rabbi sortir du tombeau. Dans l’état où il était, il n’aurait pu poser les pieds sur le sol. » (Révérence à la vie, p. 49.) A fortiori, Monod déplore-t-il les développements conciliaires du christianisme sur la divinité du Christ et sur sa double nature. Il eût préféré, dit-il, que le christianisme s’en fût tenu à des interrogations — de type talmudique. Pour lui, Jésus est un homme, exceptionnel sans doute — que Monod appelle parfois « le rabbi » —, un homme qui a proposé un programme propre à sauver l’humanité et peut-être plus que l’humanité, programme résumé dans le Sermon sur la Montagne et particulièrement dans les Béatitudes, programme qui n’a donc jamais été essayé. C’est surtout un christianisme éthique qui le retient, ce qui est bien une des spécificités traditionnelles du libéralisme. Ce qui peut conduire dans des courants certes divers. Son père déjà est ainsi conduit (ce qui n’est pas le cas de tous les libéraux d’alors), vers le christianisme social. Et Théodore, dès sa jeunesse se tournera vers le socialisme — adhérant à la SFIO à une époque où ce n’est pas banal, dans une volonté d’y voir un combat commun avec le cœur éthique du christianisme. Sur cette base, Monod est d’une ouverture très large, pour un compagnonnage de combat avec quiconque rejoint cette vision, depuis Gandhi, largement inspiré aussi par le Sermon sur la Montagne — mais qui restant hindou, ne se réclame pas pour autant de telle ou telle tradition chrétienne — ; en passant par Lanza del Vasto, et jusqu’à Massignon, catholique avec tout ce que cela suppose, on l’a dit, d’adhésion au dogme catholique. En commun avec Massignon, et par lui, Monod va développer aussi une très large ouverture aux courants spirituels de l’islam, de l’islam africain pour sa part — avec son amitié avec Amadou Hampaté Bâ par lequel il a découvert la spiritualité de Tierno Bokar. Avant de revenir à ces aspects de la vie de Monod, un dernier point sur son héritage, sur les sources de son libéralisme — sur, en l’occurrence, son héritage familial. Son libéralisme lui doit sans doute beaucoup, et il me semble qu’il le revendiquerait volontiers. On sait que le libéralisme protestant n’est pas un enseignement, ou une attitude, qui fonctionne ex-nihilo. Il est une réponse, des réponses, le fruit de réflexions face à tel ou tel temps, face à telle ou telle orthodoxie dont il reçoit du coup telle ou telle coloration. Né en 1902 (le 9 avril à Rouen pour être précis) de Wilfred Monod — et de son épouse et cousine au second degré Dorina Monod —, ce père longtemps pasteur de la paroisse de l'Oratoire du Louvre à Paris et célèbre fondateur de la fraternité spirituelle des Veilleurs, Théodore André Monod (de son nom complet) est, c’est connu, membre d’une longue et vaste dynastie protestante, dont le nom résonne comme moment important du réveil du XIXe siècle — de type plutôt orthodoxe du coup. J’ai mis un moment pour savoir s’il descendait de Frédéric Monod, fondateur des Églises évangéliques libres, ou de son frère Adophe Monod, revivaliste de l’Église réformée — avec laquelle il avait eu des problèmes parce qu’il était trop strict dans son orthodoxie et dans ses exigences de piété évangélique ! En fait Théodore Monod descend des deux, les deux frères sont ses arrières-grands-pères (avec un troisième frère, Gustave, médecin, parmi ses arrières-grands-pères) — une ascendance pratiquant une assez stricte endogamie !… Qui en est urprenante ! Une famille où ne répugne pas, loin s’en faut, au mariage entre cousins germains, et où on s’éloigne peu du mariage entre cousins au deuxième degré — et tous protestants et protestantes. Théodore est le premier à briser cette endogamie familiale et protestante — apparemment sans que cela n’ait posé de difficulté pour ses parents — en épousant en 1930, Olga Pickova, jeune femme juive d’origine tchèque (sans doute les fameuses affinités judéo-protestantes). Pour en terminer avec la généalogie, cela fait de Théodore l’héritier d’une dynastie très marquée par l’orthodoxie évangélique — jusqu’à son père, le pasteur Wilfred Monod qui développe, lui, une théologie de type libéral, une théologie connue et influente, qui se caractérise par rapport au libéralisme du XIXe siècle par un vrai pessimisme lié à une radicale prise au sérieux du problème du mal. J’y verrais volontiers un effet, non seulement de l’observation de la violence de la nature, et de la violence de la civilisation que connaît le début du XXe siècle, mais aussi un effet de la prédication de ses grands-pères et de la dynastie jusqu’alors. Une prédication évangélique mettant en exergue la déchéance de l’homme et du monde, la déchéance d’un monde marqué par le mal, dont le seul salut est dans l’intervention souveraine de la grâce. C’est dans cet héritage orthodoxe-là que naît le libéralisme de Wilfred Monod, libéralisme si marqué par le problème du mal. Cette conscience qui sera encore celle de Théodore n’est donc pas sans rapport probable avec cet héritage-là. Il rejoint explicitement son père quant à la question du rôle créateur de Dieu face au problème du mal, allant jusqu’à poser l’hypothèse dualiste comme préférable. Et de proposer un Dieu en devenir, dont un nouveau visage est à paraître. Il cite le mathématicien Alfred North Whitehead pour sa théologie évolutive / « en process » (Révérence à la vie, p. 47). Très au fait des acquis scientifiques contemporains, comme naturaliste, et notamment sous l’angle de l’évolutionnisme, Théodore Monod dit se séparer de son ami Teilhard de Chardin précisément sur ce point : Teilhard, dit-il (Terre et Ciel, p. 238), fait trop peu cas du mal, du problème lancinant du mal, et du mal dans la nature. Et Théodore de citer à plusieurs reprises cette observation faite dans sa jeunesse, et qui décidément l’a marqué : Le combat écologique de Monod n’est donc pas combat idyllique pour une nature qui serait bonne. C’est un combat qui reprend au fond l’héritage de la prédication de ses grands-pères — n’oublions pas qu’il a toujours été reconnaissant pour son héritage spirituel familial. C’est ce monde-là aussi qu’il s’agit d’amener à plus de paix, fût-ce en signe. C’est à cette douleur là qu’il convient de ne pas rajouter. L’humanisation passe donc pour Monod par le combat contre la souffrance animale, jusqu’au végétarisme. Signe, comme façon de dessiner une promesse, qui vaut pour toute la nature. Signe, utopie, pari, et universalisme aussi. Ici, son combat rejoint celui de Gandhi. Son combat anti-nucléaire participe aussi de cette logique, grevée de ce pessimisme incontournable depuis qu’on a changé d’ère, en 1945. Il est dès lors devenu tout à fait raisonnable de se poser la question : « et si l’expérience humaine devait échouer » ? Hypothèse qu’il faut tout faire pour éviter, même si l’on est peut-être en train de la rendre inévitable — ce dont Monod ne se formalise pas outre mesure, ce qui n’empêche pas que nous sommes responsables de tout mettre en œuvre contre cela… Ce qui conduit aussi à la solidarité animale. Une solidarité radicale, puisqu’il considère comme nettement sujette à caution l’idée que l’immortalité ne doive concerner que l’homme, sans compter que, dit-il dans Révérence à la vie, « lorsqu’on m’interroge sur l’au-delà, je peux seulement espérer qu’il y aura quelque chose. Mais pour l’heure, je n’en sais rien. » Voilà un Monod qui, de la sorte, rejoint l’Ecclésiaste et ses questions : « Qui sait si le souffle des fils de l’homme monte en haut, et si le souffle de la bête descend en bas dans la terre ? » (Ecc 3, 21) Finalement en cas d’échec de l’expérience humaine, émet-il comme hypothèse dans le livre du même nom, les calamars attendent au portillon de l’évolution et pourraient bien nous remplacer, notamment en cas de destruction nucléaire planétaire, où la vie ne pourrait reprendre que sous l’eau. Hypothèse des céphalopodes, qu’il remet en question plus tard, dans « chercheur d’absolu » : au fond, on n’en sait rien, admet-il (cf. Et si l’aventure humaine devait échouer, 1991/2000, et correction : Le Chercheur d’absolu, p. 31-32, 1997.) Sans doute une façon de souligner l’urgence toujours actuelle de son combat, ce combat qui traduit toute sa quête, cette quête commencée au début du XXe siècle, et qui l’a conduit après avoir hésité à entrer dans le ministère pastoral, à devenir un scientifique naturaliste, explorateur, érudit et humaniste français. Il est « le grand spécialiste français des déserts », « l'un des plus grands spécialistes du Sahara au XXe siècle » et « bon nombre de ses 1 200 publications sont considérées comme des œuvres de référence » (Michael Martin, Les plus beaux déserts de la terre, éditions du Chêne, 2004, p. 15 et 358 — cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9odore_Monod). * Il commence sa carrière qui le conduira au désert, à l’âge de 20 ans, après une mission d’étude en Bretagne, et quittant Paris, par l'étude des phoques moines dans la presqu'île du Cap Blanc en Mauritanie et se tourne rapidement vers l'observation du désert du Sahara, lieu propice à panser jusqu’à la blessure sentimentale platonique qu’il a subie avant de partir. Désert qu'il arpentera pendant plus de soixante ans, à dos de dromadaire, ou à pied, à la recherche d'une météorite mythique. Ce faisant, il découvre de nombreux sites néolithiques et révèle des espèces végétales dont certaines portent son nom. Il effectue avec Auguste Piccard, en 1948 au large de Dakar la première plongée en bathyscaphe, FNRS II. Celle-ci, expérimentale, atteindra la profondeur de 25 mètres (il aime dire avec humour 25 000 millimètres — ça fait plus sérieux, ironise-t-il). La plongée suivante sera plus probante mais se fera sans Théodore Monod. À Essouk au Mali, il découvrit le squelette de l'homme d'Asselar, estimé à - 6 000 ans, dont le crâne atteste de façon certaine des traits africains. Au Sénégal il a eu comme collaborateur Armand-Pierre Angrand, chercheur et ex Maire des villes de Gorée et Dakar dont il fera l'avant-propos de son livre Manuel français-ouolof. Théodore Monod sera directeur de l'Institut français d'Afrique noire, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, membre de l'Académie des sciences d'outre-mer en 1949, de l'Académie de marine en 1957, et membre de l'Académie des sciences en 1963. Aboutissement de ce qui est né au cours de son enfance, quand déjà il se passionnait pour tout ce que la nature offre, lisant insatiablement et alimentant ses rêves de découvertes. C’est ainsi qu’après des études de sciences naturelles et une mission océanographique, il entre en 1922 au Muséum d’histoire naturelle comme assistant. Travaillant en Mauritanie, il ressent l’appel du désert, qui démarre peu après la côte de ce pays. Sa vie change : il deviendra le « fou » du désert. Une carrière allant du bathyscaphe au désert, où comme naturaliste minutieux, il collecte le moindre échantillon à l’occasion d’un service militaire — qu’il craint un peu, étant déjà antimilitariste et pacifiste, proposant même de changer les paroles guerrières de La Marseillaise (cf. Le Chercheur d’absolu, p. 58-59). Mais, affecté dans une unité saharienne, il en profite pour poursuivre ses recherches — ; à ce moment puis à l’occasion surtout de la poursuite en forme de symbole de la fameuse météorite, qui sera également une des quêtes de la fin de sa vie, et qu’il ne trouvera pas — et pour cause, ce n’en était pas une ! Mais le symbole reste éloquent : poursuite d’une vérité cachée au désert. On est alors en 1934 quand il part à Chinguetti à la recherche de la mystérieuse météorite. Il part alors aussi pour explorer le Tanezrouft, une zone encore inconnue du Sahara. En 1938, il s’installe avec sa famille à Dakar, où il est mobilisé en 1939 au Tchad. De retour à Dakar, il milite contre la collaboration de Vichy et le racisme nazi au travers de chroniques radiophoniques, d'octobre 1940 à octobre 1941. L’antiracisme de Monod y prendra un tour décisif. Si son antiracisme est incontestablement ancré chez lui auparavant, il avait connu les limites de l’époque, comme le montre son courrier du Cameroun de 1926. La colonisation porte un conflit d’intérêts entre dominés et colons, ce qui ouvre sur des préjugés raciaux qui n’ont parfois pas toujours épargné, à l’époque, le blanc qu’il était aussi (cf. citations dans Nicole Vray, op. cit., p. 151 sq.). Notre regret rétrospectif de propos choquants est qu’il a connu aussi un préjugé alors commun. Les convictions humaines et universelles de Monod doivent être lues désormais à la lumière de ses chroniques à Radio-Dakar, rassemblées en 1942 dans un recueil intitulé « L'Hippopotame et le Philosophe ». Le titre vient d’une observation d’Albert Schweitzer « auquel il fut donné […], en traversant un troupeau d’hippopotames, "tout soudainement, d’entrevoir la solution : respect de la vie" » (p. 337, cité par Nicole Vray, op. cit., p. 341). Un recueil où les positions antiracistes, pacifistes et écologistes qu’il défend seront censurées par le gouvernement de Vichy. « "La pensée occidentale, y écrit-il, a abouti à un divorce total du réel et de l’affirmation éthique. Son champ de vision s’est rétréci à la mesure de la société humaine. L’idéal, coupé de l’infini, se ravale au niveau de l’anthropologie", observe Théodore Monod qui ajoute une phrase courte et risquée mais qui échappe à la censure : "on voit aujourd’hui où cela mène" » (p. 341, cité par Nicole Vray p. 341-342). Il anime à cette époque un groupe lié à la France libre et accueille De Gaulle en 1944. Car le combat pour la nature n’a de sens que s’il ne consiste pas à se détourner de l’homme qui en est une composante. S’y inscrit donc son combat contre le nazisme, qui a hélas emporté toute la famille de son épouse Olga : toute sa famille est déportée : il n’y aura aucun survivant. C’est aussi à cette époque que meurt le père de Théodore, resté en France. * Assumer le fait humain et sa responsabilité à l’égard d’autrui et de toute créature, lutter contre la souffrance, est assumer l’humain avec toute la dimension de la spiritualité. C’est au fondement et au terme de sa démarche. Toujours les Béatitudes, en lesquelles il résume le christianisme, un christianisme qui l’ouvre à toutes les spiritualités. Se contentant de peu pour survivre, doté d’une endurance exceptionnelle, il parcourt de nombreuses fois le désert dans les années 1950-1960. Sa particularité est de faire de nombreuses expéditions non pas en chameau, mais à pied. En 1954, il parcourt en Mauritanie et au Mali, 900 km sans point d’eau. Toute cette époque est marquée par l’amitié qui le lie à Louis Massignon, grand orientaliste et humaniste, disciple de Gandhi pour la non-violence, qui nouera un dialogue riche et fructueux avec Monod. Avec cette autre grande amitié de Monod que fut celle de l'écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, disciple de Tierno Bokar (1875-1939), un de ces maîtres de spiritualité de l’islam africain qu’il vaut de citer, d’après Amadou Hampaté Bâ : «Si l’on tue par les armes l’homme qu’anime le Mal, ce dernier bondit hors du cadavre qu’il ne peut plus habiter et pénètre par les narines dilatées dans le meurtrier pour y reprendre racine et redoubler de puissance. C’est seulement quand le Mal est tué par l’Amour qu’il l’est pour toujours…» Questionné sur la guerre sainte, il avoue : “Personnellement je n’admire qu’une seule guerre, celle qui a pour but de vaincre en nous nos défauts…” Très proche finalement de la pensée de Monod, qui pour sa part se réclame cependant, on l’a dit, d’Albert Schweitzer et de son respect de la vie sous toutes ses formes. Dans les années 1960, toujours fidèle à ses engagements, il manifeste contre la guerre d’Algérie. Ensuite, tout en se consacrant toujours à ses travaux et ses voyages, chaque année, devant la base militaire de Taverny, entre le 6 et le 9 août, il jeûne, en protestation contre l’arme nucléaire. Un combat qu’il fait sien jusqu’à ses derniers jours. Il meurt le 22 novembre 2000, à Versailles. Travailleur de la science et de la nature pendant plus de 70 ans, il atteint une brusque et tardive notoriété au début des années 1990, à la suite d’un reportage télévisé qui lui était consacré en 1993. En 1995, il participe à une expédition au Yémen, et voit pour la dernière fois, avant de perdre totalement la vue, le Sahara en 1996, à 94 ans. Il a consacré la fin de sa vie à mettre en accord sa foi chrétienne et son combat humaniste pour la dignité humaine. Comme l’écrit Roger Cans : « On le voyait marcher au premier rang des manifestants qui protestaient contre la bombe atomique, l'apartheid, l'exclusion. Il militait contre tout ce qui, selon lui, menace ou dégrade l'homme : la guerre, la corrida, la chasse, l'alcool, le tabac, la violence faite aux humbles. Il prend donc part aux mouvements antinucléaire, antimilitariste, non-violents, de défense des Droits de l'homme, de l'animal (du végétarisme à la lutte contre la corrida, la chasse, la vivisection, etc.) et de la vie, en manifestant toujours l’exigence qui est au cœur des Béatitudes. C’est l’image qui restera de cette espèce de prince du désert, qui ne manque pas d’évoquer le petit prince à la recherche de l’absolu — où à son tour il emprunte le chemin du peuple de l’Exode au désert, à la rencontre de la promesse de son Dieu. « J'ai toujours aimé le désert, dit Saint-Exupéry dans Le petit Prince. On s'assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n'entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence… » Et plus loin, il reprend : « Oui, dis-je au petit prince, qu'il s'agisse de la maison, des étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est invisible! » Pour Théodore Monod, chercher d’abord l’absolu sous le symbole mythique de sa météorite, pour découvrir sans doute que ce qui est invisible est caché au fondement de sa démarche, au cœur des Béatitudes. R.P., |
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